• Twelve Blue (navigation filmée #1)

Twelve Blue

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Twelve Blue est un hypertexte de fiction créé par Michael Joyce en 1996 à l’aide du logiciel Storyspace. On y suit le parcours de plusieurs personnages, liés par le mariage ou le sang, dont les vies ont été marquées par la perte et le deuil, surgissant toujours par noyade. On y rencontre par exemple une jeune fille qui perd son amoureux, un enfant qui perd sa mère, un homme qui perd son épouse, etc. Le titre Twelve Blue rappelle d'ailleurs que la couleur de l'eau est aussi celle qu'on associe habituellement à la tristesse. L’internaute peut naviguer dans l’œuvre en suivant les hyperliens intégrés au texte, en cliquant sur les images ou en cliquant sur le rectangle à la gauche de l’écran qui figure un ensemble de «fils» de couleurs différentes. Le recours aux hyperliens dans le texte (indiqués par le soulignement de certaine phrases) permet une lecture plus organisée de l’œuvre grâce au regroupement des lexies1 traitant d’un même thème ou d’un même épisode. Cependant, l’internaute qui préfère utiliser le rectangle à la gauche de l’écran pour sauter d’une lexie à l’autre doit s’attendre à une lecture plus fragmentée, voire labyrinthique. L’expérience de lecture est alors d’autant plus déconcertante que le récit de Twelve Blue s’étend sur deux générations, poussant l’internaute à effectuer d’importants bonds temporels lors du passage d’un fragment à l’autre. Il est à noter que plusieurs des hyperliens dans le texte de Twelve Blue disparaissent une fois qu’ils ont été utilisés, alors que d'autres n’apparaissent qu’une fois que l’internaute soit revenu sur une lexie après en avoir parcouru d’autres. (En fait, les liens eux-mêmes ne se déplacent pas ni ne se désactivent; seule la couleur de la police change, faisant tantôt se fondre le texte dans l’arrière-plan ou rendant encore le texte jusque-là caché visible.)
 
Le récit de Twelve Blue n’a pas de réel point de départ ni conclusion. L’écran d’accueil permet à l’internaute de débuter sa lecture en divers points (identifiés par BEGIN et par les numéros de 1 à 8), mais aucun de ces points n’est plus approprié qu’un autre pour amorcer la lecture de l’hypertexte. De même, la division de Twelve Blue en huit sections ne marque pas une réelle progression logique. D’ailleurs, l’internaute, qui navigue dans l’œuvre grâce aux hyperliens autant que grâce aux «fils» à la gauche de l’écran, effectue indifféremment tout au long de son parcours de nombreux allers-retours d’une section à l’autre.
 
La division des champs sémantiques dans Twelve Blue propose à l’internaute un univers temporel et spatial fragmenté, marqué par les ruptures engendrées par le deuil. Les fragments qui se réfèrent aux évènements les plus anciens renvoient à une dimension plus «verte», champêtre et familiale: hommes, femmes et enfants évoluent conjointement dans les mêmes sphères et l’internaute est invité à se plonger dans de longues scènes se déroulant sous les arbres, à la lumière des étoiles, dans une atmosphère baignée de thé glacé, d’herbe fraîche et de gâteaux. Puis surviennent les noyades et les séparations. L’univers de Twelve Blue se divise dès lors en deux: d’un côté la sphère des hommes qui nous renvoie aux champs sémantiques de la médecine, de la ville, de la photographie, de la mécanique et de l’argent; de l’autre celle des femmes qui nous renvoie à ceux de l’eau, de la maternité, du sang, des sirènes et des végétaux. Bref, les hommes se déchirent entre eux, manipulent, dissimulent – dans les véhicules en déplacement, dans l’arrière-boutique d’un photographe spécialisé en pornographie juvénile, etc. Les femmes, quant à elles, se promènent sur les berges des lacs et des rivières, respirent l’odeur du sang et de la terre, pensent à leur utérus et attendent en vain le retour des noyés. Le seul «passeur» entre ces deux sphères, un jeune homme sourd (donc déjà ailleurs, différent), finira par se noyer, accueilli dans la mort par une sirène chantant d’étranges chansons à propos de marins et de sorcières.

Twelve Blue entretient des relations intertextuelles marquées avec On Being Blue de William Gass. En fait, Twelve Blue peut se lire comme la contrepartie narrative de l’essai méditatif de Gass (Ulmer, 1997). L’épigraphe de Twelve Blue est d’ailleurs une citation tirée de On Being Blue: «So a random set of meanings has softly gathered around the word the way lint collects. The mind does that.» La descente dans la mémoire au cœur de Twelve Blue permet aussi d’ouvrir un second dialogue entre l’œuvre de Michael Joyce et la littérature fantastique. En effet, une grande partie de l’intrigue gravite autour d’une photographie de l’arrière-grand-mère d’une des narratrices. Tout au long du récit, cette photographie circule de main en main et certains personnages semblent chercher à s’en emparer – bien que leurs motivations demeurent obscures. Or, le nom du personnage de l’arrière-grand-mère de la photo est Mary Reilly, nom de la servante du Dr Jekyll dans la célèbre relecture féminine de l’Étrange cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde de Robert Louis Stevenson par Valerie Martin (Mary Reilly, 1990). Ce lien amène l’internaute à se questionner sur le rôle des femmes dans l’œuvre de Joyce: femmes-témoins qui guettent sur la berge, mais témoins de quoi?

Twelve Blue est une œuvre dense et riche qui explore non seulement les possibilités de l’hypertexte comme curiosité électronique, mais aussi comme objet littéraire au sens propre. Le développement de champs sémantiques distincts pour chacune des dimensions du récit, l’éclatement des notions mêmes de début et de fin de l’œuvre, les possibilités multiples de lecture non-linéaire et les riches relations intertextuelles entretenues par Twelve Blue avec d’autres œuvres en-dehors du monde de l’hypermédia en font un brillant exemple d’hypertexte de fiction «sérieux».
 
Pour citer
Gauthier, Joëlle. 21 juillet 2009. « Twelve Blue, par Joyce, Michael ». Fiche dans le Répertoire des arts et littératures hypermédiatiques du Laboratoire NT2. En ligne sur le site du Laboratoire NT2. <https://nt2.uqam.ca/fr/repertoire/twelve-blue-0>. Consulté le 19 mars 2024.