Contaminer le «Logos Digitalis»: Résistance mexicaine américaine en ligne

Auteur·e·s: 

Ce ponctuel fait l’esquisse d’une Histoire de l’art en ligne globale1. Il entreprend d’analyser une œuvre d’art hypermédiatique à la lumière des tensions que génère la mondialisation. «Tech-Illa Sunrise: Un/A Remix» (2009) intervient dans le cyberespace en s’appropriant les mots d’un manifeste d’artistes «post-mexicain»2 – rédigé par Rafael Lozano-Hemmer et Guillermo Gómez-Peña – ainsi que des images provenant des cultures populaires américaine et mexicaine et de la culture de l’Internet. Ce remix hypertextuel de Salvador Barajas s’immisce sur la toile en tant que lieu de résistance exprimant, au moyen d’un mythe de contamination du World Wide Web, une modernité alternative.

Plus précisément, «Tech-Illa Sunrise: Un/A Remix»3 est une expérimentation hypertextuelle. L’internaute est invité à naviguer de fenêtre en fenêtre au moyen d’hyperliens truffant les extraits textuels ou les images animées. Le parcours aléatoire du visiteur l’entraîne dans un vaste projet caricaturant l’identité chicano et la xénophobie des Nord-Américains à l’égard des communautés «brunes»4.

Pour ce faire, l’œuvre et son récit de science-fiction, projeté dans le présent, met en scène une sensibilité chicano désignée par le terme rasquachismo – une sensibilité et une esthétique vernaculaire propres aux communautés ouvrières mexicaines. Cette réflexion considère sous quelles formes le rasquachismo est traduit dans les différents registres de l’œuvre hypermédiatique; choix d’une esthétique de l’hyperlien, mise en œuvre de la caricature, exposition du code informatique. Ces trois stratégies sont employées par Barajas pour créer des décalages et des dissonances qui sont exploités pour problématiser les discours postcoloniaux valorisant à outrance les notions d’hybridité et de métissage. C’est ainsi que les pirates du Nouveau Monde embrassent sans retenue leurs identités composées et revendiquent leur intégration posthumaine au technologique, renversant les discours exotiques accablant les non occidentaux.

Forme et contenu se répondent dès lors dans l’œuvre et soulignent les frictions que génère la mondialisation. La mise en œuvre de l’appropriation par le remix réactive, entre autres, les contradictions inhérentes qui s’érigent entre l’appel du «global» et les réminiscences du local et entrouvre un espace critique sur le web.

 

TECH-ILLA SUNRISE : UN/A REMIX

La forme du remix est centrale à notre interprétation de l’œuvre de Barajas. Eduardo Navas, théoricien des nouveaux médias, définit le remix comme une pratique de création reposant sur l’assemblage et la composition d’échantillons et de matériel existants. Le théoricien souligne que le pouvoir critique du remix réside dans la valeur culturelle préalable du matériel sélectionné. Le remix est de nature allégorique, pour emprunter l’expression de Navas, et retient toujours une trace de l’Histoire (Navas, 2008). L’œuvre remixée se positionne à l’égard des histoires qu’elle convoque. Dans le cas de l’œuvre qui nous concerne, où la quantité et la multiplicité des échantillons visuels et textuels dépassent notre capacité à les recenser, les histoires de la division nord et sud se distinguent comme filon thématique. La frontière, littérale ou imaginée, entre les populations blanches et brunes, entre les prémodernes et les postmodernes ou entre l’expertise et l’artisanat est explorée et menacée. Pour ce faire, Barajas emprunte des passages d’œuvres d’art web, d’images issues de la culture populaire, mais aussi de l’essai, auquel fait référence le titre de son œuvre, «Tech-Illa Sunrise» de Rafael Lozano-Hemmer et de Guillermo Gómez-Peña5

(Figure 1. Salvador Barajas, « Tech-Illa Sunrise : Un/A Remix », capture d’écran de la page d’accueil, 2009. Consulté le 17 novembre 2013.)

L’œuvre s’ouvre donc sur une fenêtre ne contenant que des images superposées: les images d’arrière-plans représentent la frontière érigée entre les États-Unis et le Mexique pour «restreindre» et contrôler l’immigration. En noir et blanc, ces clôtures et ces murs barbelés contrastent avec les quatre icônes de couleur, chacune d’elles correspondant à un hyperlien; la pupille étoilée est une captation d’image tirée du film classique de science-fiction Blade Runner (1982), l’homme au masque à gaz fait écho au virus et à la contamination tandis que la troisième image fait voir deux aborigènes tirant à l’arc vers l’objectif de l’appareil photo 6. La quatrième icône, un cœur humain sur fond noir, surplombe les trois autres, isolée et prédominante. Au fil de la navigation, ce cœur apparaît à plusieurs reprises et s’avère correspondre au cœur du système, au sysadmin7 que l’œuvre désigne en tant que «Lupita.xml». L’un des tableaux du parcours ajoute notamment:

Carnales, and you thought cybernetics was all about hard-and soft-ware? When it was about wet-ware all along?; about corazones sangrantes, errantes, puzantes, mecànicos, hidraulicos: about pulsating heart que jamas siguen instrucciones de arriba; puro heart-drive ese.

(Figure 2. Barajas, «Tech-Illa Sunrise: Un/A Remix , capture d’écran d’une des fenêtres sur le parcours, 2009. Consulté le 17 novembre 2013.)

Le cyberespace est reconduit à son fondement dans la chair et dans le sang. Biopolitique, le remix de Barajas procède tacitement à une critique matérialiste de l’Internet. Le wet-ware est en ce sens une métaphore habile de l’ancrage des systèmes informatiques dans le labeur humain, et plus précisément, de leur dépendance à des zones de production des supports et des équipements du web. L’allusion au wet-ware dans la citation dénonce la présomption du software et du hardware à s’auto-générer. La présence trouble du corps embrouille le code. Ce dualisme est transposé dans l’œuvre sous plusieurs formes; le wet-ware entrave le dispositif électronique, les hackers troublent les digiterati (Nakamura, 2002) tandis que le Sud menace le Nord. Biopolitique et donc assurément, body politic. Barajas, au moyen d’une métaphore biologique et organique qui persiste à travers l’œuvre, participe d’un courant de contestation du corps politique qu’est l’État-Nation. L’œuvre opère, dans cette optique, un transfert entre l’entité qu’est la Nation et celle, «virtuelle», qu’est le WWW. Les terres du Nord se métamorphosent en corps originel et pur qui, par le biais des transgressions toujours renouvelées des hackers, se contaminent. Curtis Marez souligne d’ailleurs l’usage de l’adjectif à connotation scatologique brown (brun) pour désigner les communautés du Sud et pour imager la relation entre les États-Unis et le Mexique, régulée par une frontière de 3200 km. L’artiste s’approprie de ce fait les notions d’aboriginalité («réelle» ou détournée) et simule la propagation d’une épidémie indigène issue des territoires exotiques, des laissés-pour-compte du WWW. Ce présage inquiétant soulève une peur de l’autre chez l’internaute et de ce fait, révèle les potentialités d’une insurrection de l’intérieur.

 

MODERNITÉ ALTERNATIVE ET RASQUACHISMO

Pour mettre en lumière ces différents détournements, le remix de Barajas est analysé relativement à une étude des «modernités alternatives». S’ébauchant à l’ombre d’une crise de la modernité occidentale, inaugurée suite à l’émergence (réputée) globale d’une ère postmoderne, ces théories de filiation postcoloniale visent à délégitimer le verdict majoritaire selon lequel les pays non occidentaux auraient souffert d’une modernité incomplète, inachevée ou anémique (Kaup, 2006: 129). Dipesh Chakrabarty, dans l’introduction de son ouvrage Provincializing Europe: Postcolonial Thought and Historical Diffrence, attribue cette vision aux notions conjointes d’historicisme et de modernité politique. L’historicisme soutient une téléologie de l’Histoire, à savoir qu’un développement historique unique et singulier guide la «civilisation» humaine. L’échec des colonies ou des pays en voie de développement8 à adopter une modernité politique européenne est donc crédité à un retard. «Historicism […] posited historical time as a measure of the cultural distance (at least in institutional development) that was assumed to exist between the West and the non-West», écrit Chakrabarty (2007: 7). En d’autres termes, la différence culturelle entre les nations, évaluée par le regard eurocentrique, devient la mesure de leur assignation négative dans l’Histoire de l’Europe, dans une ligne du temps qui ne leur appartient pas. Confinées à une «imaginary waiting room of history», ces nations non occidentales demeurent cantonnées dans le passé et sont, par le fait même, pacifiées dans une attente constamment renouvelée par le discours historiciste. Cette attente peut néanmoins être dépassée par de nouveaux paradigmes «describing the condition of a continent that could not be assimilated by the project of the Enlightenment’»9. Cette approche de réinterprétation et de réécriture de l’Histoire relève d’un impératif de résistance. Selon cette méthode d’analyse, il s’agit de théoriser les particularités socioculturelles de ces lieux «périphériques» de la Grande Modernité et, ce faisant, de les réinvestir positivement. Cette approche est plus expressément critique du passé colonial à l’origine des discours modernistes et entreprend ainsi de (re)figurer les expériences occultées. 

Dans cette optique, «Tech-Illa Sunrise: Un/A Remix» met en scène la notion de rasquachismo, une notion ambivalente permettant à l’artiste de faire valoir la singularité d’une intervention mexicaine américaine en ligne, tout en opérant une critique des discours orientalistes qui pèsent sur les communautés chicanos. Ce concept qualifie avant tout une esthétique latine défiant les sensibilités modernistes de l’Occident. Si cette stratégie «essentialiste» semble contrecarrer le propos qui anime cette analyse, il n’en est rien. Ce retour au «local» apporte au contraire les nuances qui se dégagent d’une négociation parfois difficile avec les forces globalisantes. À l’instar de l’article de Gennifer Weisenfeld intitulé «Reinscribing Tradition in a Transnational Art World», maintes œuvres d’art actuel provenant des lieux périphériques du milieu de l’art se positionnent de manière ambivalente par rapport à certaines catégories d’analyse, telles que la tradition, la modernité, l’essentialisme, l’hybridité, etc. L’auteure conclut d’ailleurs, à l’issue de son examen de deux productions artistiques contemporaines et japonaises:

[…] concepts of tradition continue to be compelling rhetorical devices in contemporary art because they are immediate markers of identity that can provide a foil against which to highlight tension, rupture, and conflict or conversely, offer a fabric from which to weave a genealogy of cultural continuity. (Weisenfield, 2007: 196)

Dans le cas de «Tech-Illa Sunrise: Un/A Remix», la cohabitation parfois incongrue d’images et d’icônes «typiquement» chicanos et de références contemporaines introduit un espace critique. Le rasquachismo, cette hybridité tex-mex des chicanos, est à la fois adopté et rejeté.

Le concept de rasquachismo définit donc une esthétique hybride et exubérante. Originaire des milieux ouvriers, il désigne une façon particulière de concevoir la beauté et de la représenter. Selon Rafaela G. Castro, «what is most important about the concept of rascuache is that it captures a propensity or an aesthetic […] to preserve and make whatever one possesses or has at hand, work well together» (Castro, 2001: 198-199)10. Le rasquachismo se manifeste dans les objets et les arrangements les plus divers et banals: de la table à manger aux autels de jardins en passant par les cimetières. Cette sensibilité chicano rappelle fortement le remix lorsqu’elle est traduite en compositions esthétiques hétérogènes. Ces assemblages de matériaux disparates de grande ou de pauvre valeur sont notamment attribués au registre du kitsch et du vernaculaire chez José Anguiano. Selon l’auteur, l’esthétique du rasquache se distingue au moyen de trois éléments: sa perspective subalterne, sa vulgarité (tackiness) et son usage de la satire (Anguiano, 2013). Rasquache est d’ailleurs «popularly defined as referring to ‘our people’ (derived from la raza), and is used principally by Chicana/os to identify other Chicana/os» (Thornton, 2007: 112). Sensibilité, marqueur identitaire et esthétique, le rasquachismo se pose ici comme une expression localisée de la culture et de l’expérience collective.

 

PERFORMER L’ALTÉRITÉ

(Figure 3. Barajas, «Tech-Illa Sunrise: Un/A Remix», capture d’écran d’une des fenêtres sur le parcours, 2009. Consulté le 17 novembre 2013.)

«Tech-Illa Sunrise: Un/A Remix» représente cette sensibilité chicano inventive. Prenons, par souci d’analyse, la troisième capture d’écran qui révèle un cadre de texte gris et une image de Don Ramòn sur un fond d’écran qui représente le cyberespace. Sur-le-champ, l’esthétique rétro du tableau hypertextuel interpelle l’internaute. Le texte se détache de l’arrière-plan, collé sur la surface, tandis qu’un timbre évoquant les images populaires du révolutionnaire cubain Che Guevara11(esthétique empruntée outre mesure) reproduit le visage de Don Ramòn, vedette de télévision mexicaine. Les images du cyberespace sont quant à elles disposées comme un papier peint, à répétition, pour remplir la fenêtre. Le registre du kitsch propre au rasquachismo est notoire, notamment si l’on considère la date de réalisation de l’œuvre en 2009; le look «1.0» est donc délibérément façonné par l’artiste. Faisant écho aux pratiques culturelles ouvrières, l’esthétique du rasquache est «cheap, economical, thus doable»12, et cette économie des moyens transparaît dans le remix de Barajas.

Les référents culturels sont également datés; Don Ramon est un personnage de la série télévisée El Cacho del Ocho, interrompue au début des années 1980, alors que les représentations spatiales du WWW sont tirées du film Hackers lancé en 1995. Les référents divers qui cohabitent dans cette page sont anachroniques, de source populaire (Mexique ou États-Unis) et d’une esthétique criarde et rétro. Le sarcasme, ou plutôt la caricature, intervient précisément dans ces décalages que nous offre Barajas. L’idiot d’une télésérie des années 1970 est accolé à une métaphore démodée de l’infrastructure de l’Internet, et ce, aux côtés d’un texte truffé de clichés; tous les éléments de la composition sont ridicules et grotesques. Cet excès, parfois vulgaire, traverse l’œuvre et permet à Barajas de renverser plusieurs mythes quant à l’identité mexicaine américaine et sa marginalisation en ligne. Il donne lieu à des généralisations ironiques qui, en retour, calquent la grossièreté et la maladresse des discours dominants qui tendent à étiqueter et à classifier l’étranger ou l’immigrant dans le WWW. L’esthétique du rasquachismo dévoile un potentiel perturbateur reposant, entre autres, sur l’humour.

L’essai expérimental de Lozano-Hemmer et de Gòmez-Peña contribue fortement à la charge humoristique et subversive de l’œuvre. Le texte construit une identité chicano fortement typée, car il est rédigé en ciberespanglish. Néologismes, contractions, mots et expressions inventés de toutes pièces, les fragments textuels remixés ajoutent une couleur exotique et divertissante aux propos dénonciateurs qui constituent réellement le texte. De cliché en cliché, du chihuahua en poncho au cyBorges, les énoncés performatifs dynamisent les images et donnent une voix à l’œuvre. Cette voix se fait entendre en une combinaison audacieuse d’anglais et d’espagnol, apportant un contraste avec la prédominance écrasante de l’anglais sur le web. Dégagée du couvert de l’anonymat que procure habituellement l’Internet, l’œuvre de Barajas porte ainsi le poids de la représentation des chicanos, tel un item exotique qu’il brandit face à un cyberespace «blanc». À titre d’exemple, l’une des fenêtres sur le parcours nous accueille avec les mots suivants, correspondant aux premières lignes du Manifeste:

(Figure 4. Barajas, «Tech-Illa Sunrise: Un/A Remix», capture d’écran d’une des fenêtres sur le parcours, 2009. Consulté le 17 novembre 2013.)

Dear cibernautas angloparlantes, ever wonder what is in the root directory of your Mexican server? Wouldn’t you want to peek at the files of Chilicon Valley’s most powerful sysadmin? Scary, que no? What follows is a leaked document extracted from deleted files of the tech-illa network, a rare glimpse at the webback underground’s real agenda…13

Ce bref passage donne le ton à l’exploration de l’œuvre qui s'adresse toujours à l’internaute comme à un interlocuteur, témoin des réflexions et des confessions d’un «ethnocyborg», d’un membre de cette communauté de pirates métissés et insaisissables. Les destinataires du récit, et par extension de l’œuvre d’art, sont des hommes blancs à qui s’adresse la menace d’invasion. Beth Kolko explique que l’interface technologique «carr[ies] the power to prescribe representative norms and patterns, constructing a self-replicating and exclusionary category of "ideal" user, in that, in some very particular instances of cyberspace, is a definitively white user» (Kolko, 2000: 218). Michele White corrobore cette lecture, dans le premier chapitre de son ouvrage The Body and the Screen, lorsqu'elle révèle les processus d’uniformisation et de standardisation qui prévalent lors de la production et de la distribution des dispositifs informatiques. Les modalités d’interaction avec l’œuvre, les conventions visuelles des plateformes web, les adresses implicites et explicites à l’usager, supposent toutes un spectateur type ou «idéal». White soutient, en opposition au théoricien Alain J-J. Cohen:

[…] people are already articulated within an age, class, ethnicity, gender, race and sex system and think of themselves through these terms […] narratives about Internet engagement are gendered and raced. Being from the African diaspora, Asian, Latino/a, or from an indigenous culture is often noted in character and in profile descriptions, while being caucasian is presumed to be the default and is ordinarily not mentioned. (White, 2006: 22)

Ces usagers privilégiés sont qualifiés par la théoricienne Lisa Nakamura de digiterati (Nakamura, 2000: 29-30). Cette expression désigne un groupe transnational et post-racial dont les membres représentent le statu quo de la population du cyberespace. «Tech-Illa Sunrise: UN/A Remix» suppose ainsi un destinataire privilégié et endosse, par inversion, la position du sujet racialisé.

 

«THE INTERNET IS A PLACE WHERE RACE HAPPENS»

L’auto-objectivation et l’autodérision advenant dans l’essai performatif sont aussi reconduites dans la remédiation web. Effectivement, les marqueurs identitaires, du luchador en veston-cravate au superman avec un sombréro, accentuent une vision stéréotypée des chicanos, à savoir leur «authentique» hybridité. Cette prétendue hybridité des mexicains américains découle d’une construction imaginaire dans laquelle l’Occident, ou dans ce cas précis les États-Unis, projette sur l’étranger du Sud sa conscience souveraine et tout «une batterie de désirs, de répressions, d’investissements et de projections» (Saïd, 2003(1980): 20). Le Mexique se pose comme espace illusoire qui réside dans le discours sur l’Autre, en écho au concept d’orientalisme de l’auteur Edward W. Saïd. Il devient un lieu fictif. Les origines mêmes du pays, nous rappelle Rubén Gallo, sont imbriquées aux conceptions orientalistes. «[T]he European discovery of Mexico was itself a frustrated orientalist undertaking» (Gallo, 2006: 63), écrit-il en faisant allusion à la découverte de Christophe Colomb. Loin de se dissiper avec l’avènement du WWW, comme l’ont prophétisé plusieurs théoriciens et théoriciennes, ces constructions imaginaires se sont perpétuées. «The Internet is a place where race happens» (Nakamura, 2000: xi), déclare Nakamura ou dans les mots de Saïd qui, dès 1978, dénonce ce côté sombre du tournant postmoderne:

L’un des aspects du monde de l’électronique «postmoderne» est le renforcement des stéréotypes qui décrivent l’Orient. […] Pour ce qui est de l’Orient, la standardisation et la formation de stéréotypes culturels ont renforcé l’emprise de la démonologie de «l’Orient mystérieux» qui était, au dix-neuvième siècle, du domaine de l’université et de l’imagination. (Saïd, 2003(1980): 40)

L’avènement du «village planétaire»14 a ainsi accéléré les processus de fétichisation de la différence. La valorisation des notions d’hybridité et de mixité, des notions chéries des théoriciens et des théoriciennes postmodernes et des enthousiastes du WWW, s’est exprimée au détriment d’une attention réelle aux préoccupations locales des communautés marginalisées qui sont devenues les figures types d’un imaginaire de la mondialisation, de la réseautique et du flux. Dans le cas des chicanos, ce caractère exotique, c’est l’hybridité en soi. «L’Orient mystérieux» se mue, après la récupération capitaliste des discours postcoloniaux, en un Orient hybride, irrationnel et désordonné. Les sujets subalternes se voient donc catalogués et marqués par une différence exotique qui les maintient toujours à distance d’une postmodernité soi-disant universelle15. Sur un ton ironique, le chihuahua en poncho livre son message:

There is no moral, physical or social repercussions to your actions in cyberspace. Digital technology has finally allowed us to create an inoffensive millennial mythology of the Latino, the Indigenous and the Immigrant Other. We are part of this new mythology. We are meant to cate to your intimate fears and desires.

Nakamura explore notamment cette question de la perpétuation de l’orientalisme en ligne dans son ouvrage Cybertypes: Race, Ethnicity, and Identity on the Internet. Elle y crée un néologisme raccordant le préfixe «cyber» au suffixe «type» (typé et tapé/dactylographié). Le cybertype désigne les représentations et la dissémination des notions de «race», d’ethnicité et d’identités normées dans le cyberespace. Selon l’auteure, les cybertypes sont nourris et construits collectivement sur la toile et révèlent une anxiété des usagers par rapport à l’effritement d’une logique patriarcale et xénophobe. Elle affirme, dans l’esprit de l’orientalisme de Saïd:

Cybertypes are the images of race that arise when the fears, anxieties, and desires of privileged Western users (the majority of Internet users and content producers are still from the Western nations) are scripted into textual/graphical environment that is in constant flux and revision. (Nakamura, 2000: 6)

Le caractère encensé du web, c’est-à-dire la fluidité de sa logique réseautique, est en fait grandement redouté. Des mesures palliatives, telle la production de cybertypes, freinent ainsi le potentiel émancipateur du WWW. L’auteur en appelle à Rey Chow, pour qui le cybertype répond à une angoisse reliée à la perte de l’aura, à un besoin d’ancrage dans l’authentique, dans le vrai. Ce fardeau du réel incombe naturellement aux communautés marginalisées sur lesquelles sont projetés les attraits de l’aboriginalité. Anthony Gardner suggère qu’en réponse à ces forces conservatrices, les artistes ont recours à l’autoreprésentation (Gardner, 2011: 150). La mise en scène du soi révèle une perspective locale et subalterne qui résiste aux généralisations évoquées plus avant.

L’appropriation de la figure du rasquache en tant qu’esthétique et figure contestée par l’artiste prend ici son sens. La mythographie, cette «écriture visuelle ou littéraire de la projection fantasmatique» (Lalonde, 2010: 6), permet à l’artiste de performer l’hybride et de refuser la passivité qui afflige le cybertype. La louangée diversité culturelle des chicanos, ce cocktail d’authenticité et de vulgarité, est interprétée littéralement par l’artiste. Il détourne ainsi les conceptions orientalistes en dévoilant leur nature factice, en mettant en scène cet imaginaire de l’autre en tant que membre de la communauté imaginée.

Barajas vient en effet dévoiler les contradictions du cyberdiscours: les figures d’exil deviennent «glamourisées» par les discours postmodernes sur la connectivité et le flux. On leur assigne une hybridité innée et compatible avec un modèle cybernétique et réseautique, tout en les excluant des réels lieux de pouvoirs. Les figures «nomades» de la postmodernité, inspirées des populations en déplacement, sont ainsi perçues comme des personnifications d’un être réseautique, sans attache et libre de s’autodéterminer. Mais cette correspondance «naturelle», voire ontologique, entre les nomades de la postmodernité et la structure fluide du cyberespace et du monde globalisé, réside exclusivement dans le discours. Après tout, les cybarbarians de Barajas doivent traverser la frontière bien gardée du Nord et se heurter aux réalités géopolitiques d’un monde dont l’héritage est toujours moderne.

Barajas joue sur cette disparité entre le discours et le réel en représentant ses pirates comme les indigènes du web, les véritables natifs de Chilicon Valley. Dans leur Manifeste, Lozano-Hemmer et Gòmez-Peña situent notamment les origines de la théorie cybernétique avec Arturo Rosenblueth, comparse du célèbre Norbert Wiener, de manière à réviser le récit dominant de la genèse du cyberespace:

Back in the late 1930s, the theory of cybernetics was first postulated at the Instituto Nacional de Cardiologìa, when Mexican researcher Arturo Rosenbleuth [sic] investigated the heart’s autonomy from the brain. Until then, no explanation was available as to why the heart kept beating in brain-dead «Pachuco» (mariguano) bodies.        

Cette réécriture de la généalogie de la cybernétique et du concept fondateur de l’homéostasie (éprouvé par Rosenblueth)16 permet de (ré)établir les Mexicains au cœur d’une histoire et d’un lieu qui leur sont traditionnellement refusés. Barajas ravive ainsi la mémoire de leur contribution tout en faisant valoir la polysémie du concept d’aboriginalité. Qu’est-ce que l’aboriginalité? L’appartenance originaire et identitaire à un lieu, l’assignation historiciste à une temporalité prémoderne ou la fière revendication d’une participation active à l’histoire et à la culture?

Ce qui était exotique se transforme rapidement en menace et, comme nous le verrons, en crise. Les techno-canibales du Sud se dégagent de la relation fantasmée dans laquelle ils sont campés en incarnant l’excès et le débordement. L’artiste détourne ainsi la fétichisation qui pèse sur les communautés hispaniques aux États-Unis, ces étrangers de l’intérieur, en devenant les consommateurs et non les consommés. «[…] [T]he overriding fear is that cultural, ethnic, and cultural differences will be commodified and offered up as new dishes to enhance the white palate – that the Other will be eaten, consumed, and forgotten»17, écrit bell hooks, une peur légitime que ces «anthropophages» virtuels transmettent aux colons du cyberespace. Ainsi, la critique de Barajas opère à la fois au niveau du contenu et de la forme. Le remix lui permet de déconstruire les discours stéréotypés sur la communauté mexicaine américaine, et ce, tout en participant d’une culture de l’appropriation et de la réitération.

 

RÉSISTANCE EN LIGNE: SIMULER LA CRISE

L’autoréflexivité de l’œuvre se déploie également à travers l’esthétique de l’hypertexte. Au-delà de son look rétro, elle est employée par Barajas pour fait voir le médium et sa spécificité et ainsi, représenter le mythe d’invasion. Nous verrons de quelles manières le code exposé et les divers signes d’alerte sur le parcours, contribuent à simuler la crise et l’écroulement potentiel du WWW.

(Figure 5. Barajas, «Tech-Illa Sunrise:Un/A Remix», capture d’écran d’une des fenêtres sur le parcours, 2009. Consulté le 17 novembre 2013.)

Avant tout, revenons à l’œuvre. La cinquième capture d’écran présente une série de fenêtres superposées: un jeu de démineur entamé, une capture d’écran d’une barre de menu pour PC, des fenêtres de commandes avec des codes HTML variés, des tableaux de données en diverses langues et un GIF (Graphics Interchange Format) qui représente un poulet pendu se balançant de droite à gauche. Dans ce collage, la logique de l’hypermédia telle qu’elle est décrite par Jay David Bolter et Richard Grusin, se dégage. Selon ces théoriciens de l’hypermédia, l’interface numérique se compose d’une coexistence de différents modes de représentation (Bolter et Grusin, 1999: 24-25). L’hypermédia reconnaît et rend visible les médiations successives et distinctes de l’image. Ces actes de remédiation mis de l’avant, l’internaute est continuellement reconduit à l’interface:

The multiplicity of windows and the heterogeneity of their contents mean that the user is repeatedly brought back into contact with the interface, which she learns to read just as she would any hypertext. (Bolter et Grusin, 1999: 30)

L’immédiateté, le désir de transparence ou ce que Bolter et Grusin traduisent comme un déni du médium, s’apparentent aux interfaces qui s’effacent derrière une automaticité et un illusionnisme propre à l’art classique. En simulant les esthétiques intégrées et naturalistes de la photographie ou de la peinture, elles font oublier le caractère «construit» des œuvres (White, 2006: 19) et ultimement, suppriment ou réduisent considérablement les traces d’une intervention humaine et la possibilité d’une participation significative de l’internaute (Bolter et Grusin, 1999: 27-28). Au contraire, le remix hypertextuel de Barajas fait voir les modes de représentation dans l’œuvre en y allant d’une esthétique de la superposition et en exposant le code HTML à plusieurs reprises.

En plus de faire voir les différents éléments d’un collage numérique, le tableau précédent laisse penser que l’internaute a momentanément abouti sur le bureau d’ordinateur de l’un des pirates chicanos ou pis, sur le bureau d’un autre usagé. Non seulement l’internaute se voit refuser une expérience passive et enveloppante, mais il est ramené à l’interface comme d’un prolongement de son propre écran d'ordinateur. L’invasion des Mexi-cyborg ne se limite plus au simple récit, mais acquiert une dimension personnelle; le visiteur, en tant que digiterati est visé par la menace et devient, malgré lui, un représentant de ces cibernautas angloparlantes.

Dans l’article «Crisis, Crisis, Crisis, or Sovereignty and Networks», Wendy Chun s’entretient d’un paradoxe constitutif du réseau informatique, soit la complémentarité caractéristique du code et de la crise. L’auteure affirme qu’une préoccupation croissante à l’égard des mesures de sécurité émerge avec l’apparition du code et de sa présumée fiabilité. En effet, le code informatique et ses logiciels sont désormais perçus comme étant les systèmes privilégiés pour garantir la «sécurité». Parce qu’ils sont programmés, automatisés, mathématiques, ces logiciels contraignent et dirigent l’action volontaire des usagers et de ce fait, protègent des données ou des institutions. Ce que Chun souligne, en regard de ce constat, c’est que le code et ses déclinaisons informatiques, autrefois louangés pour leur apport indéniable à la liberté et à l’émancipation, se posent désormais comme instruments de contrôle. Les crises informatiques ne sont donc pas accidentelles, avance Chun, elles sont constitutives d’une cyberculture encodée:

In such a society, each crisis is the motor and the end of control systems; each initially singular emergency is carefully saved, analyzed and codified. More profoundly and less obviously, crises and codes are complementary because they are both central to the emergence of what appears to be the antithesis of both automation and codes: user agency. Codes and crises together produce (the illusion of) mythical and mystical sovereign subjects who weld together norm with reality, word with action. (Chun, 2011: 92)

La structure même du médium numérique ainsi que les crises qui viennent menacer la sécurité d’un programme soulignent tour à tour l’autorité des normes et des protocoles sur le web (Chun, 2011: 101). L’auteure va même plus loin: elle soutient que le réel agent libre de cette cyberculture est la technologie en soi, plutôt que les usagers ou les programmeurs qui autorisent les actions et les commandes. Pour Chun, cela s’explique entre autres par le fait que la modification du code et son exécution dans le système sont deux actions simultanées; le code produit un état de fait qui, pour se concrétiser, ne nécessite aucun tierce parti. Ce qu’on obtient, ce sont des programmes qui agissent en temps réel, qui sont ancrés dans une logique de l’immédiateté et qui, au final, abolissent tout libre-arbitre:

What is surprising is the fact that software is code, that code is – has been made to be – executable, and that this executability makes codes not law but rather every’s lawyer’s dream of what law should be: automatically enabling and disabling certain actions and functioning at the level of everyday practice. Code as law is code as police. (Chun, 2011: 101)

L’internaute manipule le code, mais il n’est pas créateur de code, de langage (Chun, 2011: 102). Il est soumis aux contraintes du système. Cette dynamique n’est réellement révélée que lorsque l’écroulement temporaire du programme et de ses normes justifie des mesures d’exception draconiennes qui font soudainement fi du soi-disant libre arbitre des usagers. Pacification du sujet et animation invisible du dispositif technologique, les discours émancipatoires sur l’avènement de l’Internet sont ainsi marqués d’une angoisse profonde et d’une peur de la dérégulation, même si la possibilité d’une crise semble momentanément responsabiliser l’usager qui doit alors répondre à la menace en temps réel.

Sans plonger plus avant dans l’argumentaire de l’auteure, il est néanmoins intéressant d’en souligner la proposition fondamentale; une similarité formelle subsiste entre la structure du logiciel et la structure de l’idéologie. Autrement dit, tous deux consistent en des agencements symboliques de langage, des projections (ou simulations) visant à réunir deux strates de réalité: le code et son déploiement sémantique ou la vérité de l’existence et son appropriation par les individus d’une société. Si le rapprochement peut paraître problématique (voir Alexander R. Galloway, 2012), il nous permet toutefois de penser l’intervention de Barajas sous un angle nouveau. En effet, Barajas laisse entendre que le fondement idéologique du numérique s’apparente à l’idéologie néolibérale et réactionnaire des États-Unis (entre autres) et vice-versa, et ce, en soulevant des parallèles et des analogies nombreuses entre le virus (la crise du système informatique) et l’infiltration illégale des membres des communautés mexicaines en terre américaine (la crise d’un modèle politique néolibéral).

La crise s’exprime de plusieurs façons dans l’œuvre. Le code HTML, ce code source à l’origine de l’interface, demeure traditionnellement invisible. Lorsqu’il se montre à l’écran, c’est qu’une erreur est survenue, que le système est en danger. Dans cette optique, le sysadmin que met en scène Barajas, cet être désincarné qui possède le pouvoir de nier ou d’autoriser l’accès, devient une métaphore de la police du code, en face duquel l’internaute n’a plus aucun recours. Cette police du web s’apparente aux gardes-frontières qui se profilent dans un fond d’écran tapissé. Dans les deux cas, une hiérarchie s’instaure entre ceux et celles qui possèdent l’accès et ceux et celles qui sont exclus de ces mêmes lieux.

Le code HTML, l’écran bleu et les nombreuses alertes provoquent ainsi une expérience programmée chez le visiteur; une peur de l’autre et de la perte de contrôle. La norme étant troublée, un état de crise se précise et toutes les mesures pour rétablir le code-loi sont potentiellement déchaînées. Barajas rallie, grâce à cette performance de la crise, l’œuvre de fiction et la réalité politique qui motive la création de l’œuvre; une fois de plus, les images de la frontière barbelée surgissent et suscitent un rapprochement entre les politiques d’immigration des États-Unis et les tactiques d’infiltration des Mexicains. Les mesures extraordinaires adoptées par les Américains suggèrent cet état de crise et son renforcement conséquent des codes et des mesures de sécurité face à l’intrus.

«Tech-illa Sunrise: Un/A Remix» simule aussi, en écho aux propos de Chun, une crise du logos et donc du langage et de la capacité à communiquer. Les questions de traduction, signalées rapidement antérieurement, parcourent l’œuvre et en appellent à la perversion du code universel, d’un protocole homogène. L’un des tableaux résume cette unification du code, du langage et de la menace potentielle que présente leur corruption:

(Figure 6. Barajas, «Tech-Illa Sunrise: Un/A Remix», capture d’écran d’une des fenêtres sur le parcours, 2009. Consulté le 17 novembre 2013.)

Virus Alert!! Do not open any email sent to you if the ‘subject’ is in any language you do not understand. Spanish, French, Spanglish, Frangle, Inglenol… Opening these messages may corrupt your fragile sense of personal and national identity.  

Contaminer le Logos Digitalis18, c’est provoquer la crise du système et de son identité normée et protocolaire. Le jeu de mots avec subject est d’ailleurs évocateur: il est «sujet» d’un courriel et «sujet» humain, étranger. La crise du système est l’expression d’une crise identitaire et nationaliste s’articulant au moyen d’une rhétorique de la peur qui oppose l’un et l’autre. L’extrait ci-dessus est notamment superposé à une image d’une Ciuadades perdidas (bidonville) mexicains. Cette prise de vue aérienne fait voir la pauvreté et la misère des quartiers populaires du Mexique et invalide, ou du moins tourne en ridicule, les discours de la crise et de la menace.

De même, l’esthétique «1.0» prend un autre sens, au-delà d’une représentation hypermédiatique du rasquachismo. Elle fait appel à la disparité technique imaginée entre les architectes du cyberespace et les autres de la modernité occidentale, ces digital cockroaches. Effectivement, cette croyance en un retard technique et technologique des communautés latines est un symptôme du discours historiciste évoqué précédemment. S’il est vrai que plusieurs difficultés subsistent quant à l’accessibilité à une connexion et au hardware nécessaire pour produire certains types de contenu, accuser ces communautés d’un retard occulte les rapports de pouvoir qui sont réellement à l’œuvre dans ce déséquilibre. Claire Taylor et Thea Pitman expliquent dans l’introduction de l’anthologie Latin American Cyberculture and Cyberliterature qu’au lieu de subir l’imposition d’un Internet de second rang, «Latin Americans may well develop "la otra internet" as a contestatory practice to challenge the hegemony of the Internet as it spreads from the USA outwards» (Taylor et Pitman, 2007: 7). Une hégémonie défiée, dans le cas de Salvador Barajas, au moyen d’une esthétique des laissés-pour-compte, d’un collage hypermédiatique. Le remix hypertextuel de Barajas s’inscrit dans cet espace de contestation où la langue, les références culturelles et l’esthétique ne se conforment pas à la culture impérialiste du Nord. L’artiste s’immisce sur la toile et y performe une expression «localisée», celle, en l’occurrence, du rasquachismo.

 

LE CYBERESPACE COMME ZONE DE NÉGOCIATION

Pour conclure, Barajas s’inscrit dans le cyberespace en incarnant les désirs, les inquiétudes et les attentes des digiterati. Les conditions d’anachronisme, de retard et d’exotisme sont transformées en vertus dans ce futur toujours rapproché de la crise (Wainwright, 2012: 210). La modernité anémique des mexicains américains est détournée au profit d’une démonstration du plein potentiel de la périphérie et dans ce cas-ci, de son éclectisme humoristique et vernaculaire. Après tout, «Latin America’s modernization occured during the "baroque" seventeenth and eighteenth centuries», affirme Kaup (2006: 132) pour qui l’expression néobaroque d’Amérique latine atteste d’un modèle multitemporel et hybride de la contre-modernité. L’œuvre d’art «Tech-Illa Sunrise: Un/A Remix» s’articule ainsi comme espace de résistance aux forces de la mondialisation. L’artiste s’enquiert par le biais de l’œuvre: qu’arrive-t-il lorsque les projections orientalistes contradictoires des Occidentaux prennent vie et que la menace de l’inconnu se personnifie?

Cette résistance du rasquache s’exprime en ligne et au moyen du remix. Cette intervention remixée dans le cyberespace peut paraître inconséquente. En effet, l’artiste prend part à l’espace mondial en rendant disponible son œuvre sur le WWW et ce, grâce à un art de l’appropriation qui en reflète la logique capitaliste. Néanmoins, l’étendue de l’œuvre hypertextuelle et l’usage de la caricature et de l’ironie comme stratégie de subversion viennent temporairement contrecarrer sa consommation rapide. Non seulement l’internaute doit naviguer d’hyperlien en hyperlien pour une durée indéterminée pour saisir et apprécier la complexité de l’œuvre, mais les pratiques conjointes du remix et de l’ironie dépendent, pour «agir», de sa capacité à reconnaître les référents d’origine. Est-ce que cette résilience de l’œuvre l’empêche également d’atteindre un public néophyte par exemple? Est-elle trop codée pour sortir des frontières déjà bien gardées de l’académie et du milieu de l’art actuel?19

Ces observations tout à fait légitimes nous portent à nouer cette réflexion sur les questions de la portée des œuvres d’art en ligne. Une œuvre peut-elle être subversive si elle opère dans le lieu même du pouvoir ou si, en lien avec «Tech-Illa Sunrise: Un/A Remix», elle est difficile d’accès? Claire Taylor et Thea Pitman affirment que le cyberespace est en fait une zone de négociation entre une condamnation absolue de l’Internet – et ses mécaniques d’exclusion – et une célébration critique de ses possibilités d’émancipation. «[T]hrough a strategic use of cyberspace and of globalised Internet technologies, Latin American partitioners are negotiating (temporary) spaces for the expression of localised identities», déclarent les auteures (2007: 19). Barajas, en exprimant un rasquachismo numérique, se positionne sur le web tout en résistant à une logique de fétichisation par le biais d’une relative imperceptibilité (Parikka, 2010: 118). Les multiples appropriations de l’artiste font notamment cohabiter dans l’œuvre des tropes essentialistes et posthumanistes et attestent d’une tension entre l’approbation et le déni. Les effets du processus de mondialisation, de la production de cybertypes au raffermissement des codes et des normes, adviennent comme matériel d’analyse et de création. C’est ainsi que «Tech-Illa Sunrise: Un/A Remix» négocie les pressions du «global» en réinvestissant la figure du rasquache dans le remix hypertextuel. 

Pour citer