Un film à montage génératif au Musée d’art contemporain de Montréal

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Du 24 mai au 8 septembre, le Musée d’art contemporain de Montréal présente une exposition autour du projet whiteonwhite d’Eve Sussman et de la Rufus Corporation. Il s’agit de la première exposition individuelle au Canada consacrée à Sussman et à ses collaborateurs.

La pièce centrale de l’exposition est whiteonwhite:algorithmicnoir, un film à montage génératif qui a été présenté au Sundance Film Festival, à la Berlinale et au SITE Santa Fe en 2012.

L’intrigue du film se développe autour d’un géophysicien nommé Holz, interprété par l’acteur américain Jeff Wood. En transit dans la ville utopique communiste de City-A, Holz reçoit des appels mystérieux d’une femme identifiée simplement comme «Dispatch» et faisant apparemment partie d’une cellule d’espionnage. Impossible toutefois de déterminer pour qui travaille réellement Dispatch: gouvernement étranger? Intérêts privés? Autorités locales? Lors de ces appels, Dispatch fournit à Holz des informations pour entrer en contact avec la New Method Oil Well Cementing Company, responsable du rationnement de l’énergie dans la City-A. Engagé par la New Method, Holz découvre toute l’étendue du système mis en place: non seulement l’énergie est-elle rationnée, mais le langage aussi. Chaque individu se voit attribuer le même nombre de mots à sa naissance; s’il épuise sa ration pour un certain mot, il devient incapable de le prononcer. Ce rationnement permet un contrôle idéologique plus poussé de la population, rendu encore plus efficace par l’ajout de lithium dans les réserves d’eau de la ville. Devant lui-même se soumettre à ce rationnement du langage, Holz découvre qu’il se met peu à peu à perdre des mots et développe un algorithme pour prédire de semaine en semaine les prochains mots à disparaître. Avant leur disparition, il les enregistre une dernière fois sur son magnétophone, mais l’algorithme s’avère imparfait et a constamment besoin d’être revu… Plus le temps avance, plus le langage de Holz s’appauvrit, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus qu’utiliser des chiffres pour communiquer – chiffres qu’il inscrit sur des bouts de papier qu’il envoie à son amoureuse, en-dehors de la City-A, pour lui signifier qu’il est toujours en vie. Car il y a bien sûr un autre problème: personne ne sait comment quitter la City-A. La solution à l’étrange conspiration que découvre peu à peu Holz semble être située dans la City-D, mais comment s’y rendre si sortir de la City-A est impossible?

L’esthétique du film, qui se veut une extension de la quête Suprématiste de la transcendance pure1, s’inspire notamment des codes de la science-fiction, du cinéma de Jean-Luc Godard et du film noir pour créer une ambiance claustrophobe et inquiétante. De plus, tout le film a été tourné dans d’anciens pays communistes, ce qui donne l’impression que Holz est non seulement prisonnier de la City-A comme entité physique, mais littéralement confiné aux années 1970, à l’intérieur de l’espace-temps d’une utopie figée dans un déclin perpétuel. Car il s’agit là d’un des effets principaux du montage génératif: le film évolue sans ordre chronologique réel. Il n’y a ni commencement, ni fin, qu’un cauchemar infini dont le protagoniste ne peut s’échapper.

Sussman et la Rufus Corporation ont baptisé l’ordinateur utilisé pour générer le montage de whiteonwhite:algorithmicnoir la «Serendipity Machine». La Serendipity Machine est alimentée par une banque de quelque 3000 vidéos, 80 narrations et 150 extraits musicaux. Chaque élément est identifié par un ensemble de tags qui permettent d’assurer une certaine cohérence dans le passage d’une scène à l’autre et dans le jumelage des extraits visuels et sonores.

Schéma de travail où l’on peut voir une partie de la structure de whiteonwhite:algorithmicnoir. Reproduit dans le catalogue de l’exposition2.

Cette technique rend d’ailleurs l’expérience de whiteonwhite:algorithmicnoir particulièrement intéressante d’un point de vue narratif: malgré l’absence de chronologie réelle, on ne se perd pas pour autant dans une intrigue qui serait trop aléatoire pour encore faire sens. Au contraire, le film généré est cohérent et il est possible de se faire une bonne idée de l’intrigue en un peu moins d’une heure. (Étant donné la quantité de matériel faisant partie des bases de données de la Serendipity Machine, il est toutefois intéressant de prolonger le visionnement du film sur de plus longues périodes – 2 ou 3 heures à la fois.) L’algorithme lui-même a été créé en langage C par Jeff Garneau. Dans l’installation présentée au Musée d’art contemporain de Montréal, le processus de montage génératif peut être suivi en temps réel lors de la projection même du film, à l’aide de deux écrans placés de part et d’autre de l’écran principal. Ces deux écrans, sans donner à voir le code original, présentent une version-texte des associations effectuées par la Serendipity Machine.

Version-texte des associations effectuées par la Serendipity Machine, telle qu’affichée sur les deux écrans placés de part et d’autre de l’écran principal. Photo: Joël Gauthier.

Le tournage des scènes de whiteonwhite:algorithmicnoir a mobilisé une équipe de trois personnes, incluant un acteur américain (tous les autres acteurs ont été engagés localement). En fait, le tournage a été particulièrement long: les images ont été saisies lors d’une expédition-fleuve de deux ans en Asie centrale et en Russie, à destination de Baïkonour et de la Cité des étoiles. Notons que le projet lui-même a nécessité quatre années de travail, incluant ces deux années de tournage. On peut d’ailleurs constater plusieurs changements physiques chez l’acteur principal, en fonction du moment où telle ou telle scène a été filmée. La majorité des scènes ont été tournées à Aktaou, une ville du Kazakhstan interdite aux visiteurs sous le régime communiste (il s’agissait d’une ville-dortoir pour les ouvriers de l’industrie de l’uranium).

Une des conséquences de ce long tournage a été l’accumulation de matériel supplémentaire ayant été utilisé pour la création d’autres pièces autour de whiteonwhite:algorithmicnoir. En plus du film à montage génératif, l’exposition au Musée d’art contemporain de Montréal contient donc aussi une reproduction du bureau de Youri Gagarine (utilisée comme décor pour le tournage), des notes de tournage (photographies, extraits de carnets de réalisation, schémas, etc.) et deux autres œuvres vidéo, Wintergarden et How To Tell the Future from the Past v.2. Wintergarden présente des images vidéo de balcons décorés sur d’anciens immeubles communistes, alors que How To Tell the Future from the Past v.2 a été monté à partir d’images saisies lors d’un long trajet en train entre la mer Caspienne et la frontière Kazakhstan-Chine.

Pour plus de détails, il est possible de consulter le site Web de la Rufus Corporation ou encore de se référer au catalogue produit par le Musée d’art contemporain de Montréal3. Une version en ligne de whiteonwhite:algorithmicnoir a aussi été commissionnée par Triple Canopy en 2010.

Capture d’écran de la version en ligne de whiteonwhite:algorithmicnoir, commissionnée par Triple Canopy.

Cette version est toutefois composée de six extraits seulement, d’une durée prédéterminée. Chaque extrait est construit autour d’une narration présélectionnée exposant un aspect de l’intrigue. Bien que ces extraits puissent donner une bonne idée de l’esthétique générale du projet, il demeure donc nécessaire de se rendre à l’exposition physique whiteonwhite pour réellement apprécier le plein potentiel de whiteonwhite:algorithmicnoir.