The Simulator
Et si la vie de tous les jours était une œuvre d’art numérique, à quoi ressemblerait-elle? C’est le défi qu’a tenté de relever l’artiste canadien Garnet Hertz avec The Simulator. Ce site web interactif, dont la narration se déroule à travers une navigation à choix multiples, s’efforce d’imiter dans ses moindres détails les gestes banals d’une journée prosaïque. Datant de 1997, l'œuvre présente une interface simple, composée d’une série de séquences dont chacune représente une étape d’une journée ordinaire, du lever aux rêves. Chaque séquence est illustrée par des photos et s’ouvre sur différents hyperliens, entre lesquels le lecteur-spectateur est sommé de faire un choix pour progresser dans le récit, à la manière d’un questionnaire à choix multiples. Mais on s’aperçoit vite, comme l’indique l’auteur en avant-propos, que la vie humaine ne peut pas si aisément être simulée par les technologies informatiques. Son avatar numérique, réduit à l’allure mécanique d’une routine insignifiante, se révèle aussi comique qu’absurde.
Après une note d’explication sur la démarche du projet, l’internaute entre in medias res dans l’histoire de sa journée avec un réveil qui sonne les huit heures du matin. Il a alors le choix entre sauter dans la douche ou activer la fonction snooze de son réveil pour dormir quelques minutes de plus. Choisit-il de se doucher ? Il peut régler la température de l’eau: plus chaude, plus froide et quand il le souhaite, fermer le robinet pour aller s’habiller. Face à sa garde-robe encore, il a le choix. Il peut enfiler un tee-shirt, un pull rayé, une chemise en jean ou un haut noir. Il peut choisir un pantalon bleu, noir ou marron, choisir aussi entre quatre sortes de gels à cheveux puis choisir, une fois devant l’assiette de son petit-déjeuner, entre quatre variétés de céréales. Quelle que soit sa marque fétiche, il doit choisir encore entre avaler rapidement son bol de céréales ou les déguster en lisant l’avant ou l’arrière du paquet. Une fois au volant en route vers le travail, il doit choisir de nouveau la vitesse de sa conduite, lente, moyenne ou rapide. Choisir devient fatigant. La structure hypertextuelle de l’œuvre offre à chaque instant une multiplicité d’embranchements, donnant au lecteur une impression de liberté, mais sans qu’aucun n’ait de réel impact sur la trame diégétique. Il semble que ces choix ne veulent rien dire, qu’ils ne sont là que pour agrémenter la platitude d’un quotidien profondément linéaire. C’est que, comme le note Garnet Hertz en avant-propos, l’apparente pluralité des possibles que l’on suppose être au cœur de la vie actuelle et des technologies interactives ne fait pas illusion. «Utilisée en marketing pour presque tout, depuis les émissions de radio jusqu'aux sites Web des entreprises, l'interactivité est un terme tellement employé que cette notion ne veut plus rien dire de prime abord. En jouant sur ce non-sens de l'interactivité, The Simulator propose un monde complètement interactif – dans lequel des centaines de choix sont proposés, mais sans aucune conséquence significative».
Une seconde partie de l’œuvre – à partir du moment où la voiture du spectateur-protagoniste s’arrête devant un logo géant de McDonald – suit un tout autre fonctionnement. Cette fois, il n’y a plus le choix. Incarnant un employé précaire d’une enseigne McDonald, le personnage que manipule l’internaute doit composer six hamburgers en appliquant un protocole prédéfini. Le labyrinthe hypertextuel se transforme en une navigation linéaire à illusion de choix où un seul bouton peut être cliqué à chaque séquence: «ne reste pas là à ne rien faire – cours enfiler un uniforme pour te mettre au travail», puis «commence à faire le premier hamburger de la journée», «ajoute de la sauce spéciale et de la salade», «ajoute une tranche de fromage industriel», «ajoute un steak haché», «ajoute un pain», «ajoute un deuxième steak haché», «ajoute de la sauce spéciale et de la salade», «ajoute des cornichons», «ajoute un pain pour recouvrir le tout» et «mets le hamburger dans sa boîte». Le tout doit être répété cinq fois, sans que le lecteur-spectateur puisse s’échapper de cet engrenage fastidieux s’il veut accéder à la suite de l’histoire. Le voilà ainsi contraint de revivre, sur le mode du clic, l’aspect aliénant et déshumanisant d’un travail ouvrier où les choix de jadis deviennent des ordres. À la phase de consommation caractérisée par un excès de possibilités vaines – de l’habillement aux choix des céréales – succède une phase de production où l’internaute est pris au piège d’une cadence de travail dont il ne peut pas s’échapper.
Cette esthétique de la répétition, tout comme l’humour qui accompagne sa réflexion autour de l’interactivité, n'est pas sans rappeler des thèmes chers à l’existentialisme des années 1950. La mise en récit, sur un ton neutre et objectif, des faits et gestes les plus prosaïques d’une vie routinière évoquent l’«écriture blanche» de Camus qui, dans L’Étranger, relate sur le mode du journal intime les petits détails banals qui forment la trame du quotidien. Sans référence aux sentiments ou aux pensées que ces actions éveillent chez le personnage, on a affaire à une écriture purement constative, froide, qui neutralise l’émotion au profit de la seule action pour former une journée qui est moins vécue, ou éprouvée, que simplement activée. Tout se passe comme si le sens des choses, cette interprétation romanesque que l’on fait du temps qui passe en le dotant d’une quête et de péripéties, s’éclipsait derrière la seule succession des faits. En composant un récit qui n’en est pas vraiment un, qui certes avance d’une scène à l’autre, mais sans que celles-ci soient liées par une histoire ou une intrigue, The Simulator rappelle aussi l’un des leitmotivs de Sartre érigé en sous-titre de La Nausée : «il n’y a plus d’aventures». Les aventures ne peuvent en effet exister que dans la manière de raconter, de transformer par l’alchimie de la littérature de banals accidents en événements et en drames; mais si l’on se contente de transposer fidèlement la vie telle qu’elle est, sans ornements esthétiques, elle ne veut strictement rien dire, sinon une suite de faits absurdes. C’est tout l’écart entre l’existence vécue et son reflet diégétique qui est ici mesuré, et réactualisé à l’heure du récit hypermédia. Comme le souligne Garnet Hertz,
The Simulator est une tentative d'accentuation et d'exploration de l'écart qui sépare le simulacre d'Internet et l'existence physique banale. En projetant le monde physique dans le monde numérique, on se rend compte du contraste entre l'existence physique et l'existence numérique. Les concepts physiques d'espace et de temps linéaires – quand on les reconstitue dans un format digital – semblent étranges et absurdes. Écrire, travailler et se relaxer physiquement sont des actes qui ne peuvent pas être littéralement transcrits dans un univers numérique. La tentative de les faire tout de même coïncider met en évidence la distorsion entre les deux.
L'existence physique au sein de The Simulator est représentée de manière terne et sans événement – à l'instar de l'existence physique vécue par de nombreuses personnes. Le motif «dormir, se doucher, déjeuner, travailler, souper, regarder la télé et dormir» symbolise un rituel quotidien très commun. L'utilisation de ce motif signale au spectateur les motifs similaires qu'il peut rencontrer dans sa vie, rappelle les autres motifs du banal présents dans nos sociétés, et s'efforce de remettre en question l'utilité et la valeur d'une existence banale et répétitive (Hertz, 1997 – notre traduction).
C’est aussi par son exploration du concept de choix à l’heure des dispositifs d’interactivité que The Simulator pose les bases d’un existentialisme numérique. De la douche dont il est obligé de choisir la température jusqu’au moment où il s’endort et doit choisir la couleur de ses rêves, en passant par son choix de la chaîne à regarder à la télévision avant de se coucher, le spectateur-protagoniste est forcé de prendre des dizaines de minuscules décisions, dénuées d’importance, entre les milliers de déclinaisons de produits qu’on lui propose. Si «on est condamné à être libre» disait Sartre, la multiplicité des possibles ouverts par l’interactivité mène ici sa propre autocritique. Il y a certes une profusion de choix, l’internaute est toujours libre de préférer un hyperlien à un autre, mais quelle différence cela fait-il au final? En pointant l’inanité des choix offerts à une vie qui se présente comme un immense QCM, The Simulator dénonce en même temps le caractère illusoire de la liberté contemporaine. Le modèle consumériste où il s’inscrit fait ressembler l’existence aux dédales d’un supermarché géant, où il y a tant de marques disponibles pour un même produit qu’on s’y perd et se laisse happer par l’indifférence. Tout est possible, certes! mais que choisir alors? Nous voilà en but à un vertige métaphysique qui, comme lorsqu’on souhaite simplement acheter des pâtes, mais qu’on hésite entre les centaines de variétés différentes, finit par nous tétaniser. C’est ce visage noir, cette imposture de la liberté de choisir dont Garnet Hertz peint le portrait spécifiquement numérique. Sa structure narrative rejoint par là ce que Fabrice Larceneux, dans une étude du CREDOC, appelait l’«hyperchoix»:
Nous sommes entrés dans une ère d’hyperchoix. Après les années 1960, marquées par la découverte, en Europe, de la société de consommation – déjà mature aux É.-U. – il semble que nous connaissons aujourd’hui une période de trop: trop de produits pour un même besoin, trop de choix. Schwartz (2000) rapporte de son passage dans un supermarché nord-américain 285 variétés de gâteaux, 85 parfums et marques de jus de fruits, 95 variétés de chips, 230 sortes de soupes, 120 différentes sortes de sauces, 275 variétés de céréales et 175 sortes de sachets de thé. Les supermarchés présenteraient plus de 30 000 références et 20 000 nouveaux produits seraient lancés chaque année, dont une très grande majorité sont des échecs commerciaux. Cette profusion de choix existe dans tous les domaines: de la finance via par exemple les produits de placements dans les banques (SICAV, PEA, etc.) à la grande consommation en passant par les produits culturels: la rentrée littéraire 2006 comptait 283 nouveaux romans proposés en septembre et l’arrivée du câble a permis d’avoir plusieurs dizaines de chaînes de télévision. (Larceneux, 2006)
La navigation à choix multiple que déploie The Simulator semble être le corrélat artistique de cette réalité actuelle. En explorant et critiquant les enjeux propres à l’interactivité numérique, Garnet Hertz a perçu dès 1997 les liens ambivalents qui unissent l’hypertexte à l’hyperchoix – les formes contemporaines du récit au système économique dans lequel elles s’inscrivent.