Real Live Online
Real Live Online est une exposition en ligne commissariée par Devin Kenny et Lucas G. Pinheiro, coprésentée par Rhizome et le New Museum dans le cadre de la série First Look: New Art Online1First Look: New Art Online est une série qui met en valeur des projets en ligne et procède à des commandes de nouvelles créations. Elle est accessible à partir du site du New Museum, dans la section «Exhibitions»: https://www.newmuseum.org/exhibitions/online.. Elle rassemble huit oeuvres de performance internet créées spécifiquement pour ce contexte. Les oeuvres se sont succédées sur le site web de l'exposition pendant un mois — du 21 décembre 2015 au 21 janvier 2016 —, conférant un aspect évolutif au projet. Real Live Online est dorénavant accessible dans sa forme archivée grâce à la collaboration de Rhizome et du New Museum.
Le site de l'exposition se déploie sur une seule page web épurée, navigable par défilement vertical ou en cliquant sur les hyperliens du menu se trouvant à la droite de la page. Une courte introduction et un texte des commissaires bordent les huit oeuvres du projet. Chaque oeuvre est accompagnée d'une description et parfois d'hyperliens renvoyant à des plateformes externes. Étant donné la dimension événementielle de l'exposition, certaines oeuvres ne sont plus visibles sur le site; c'est le cas des performances ayant été diffusées en direct. Une majorité demeure tout de même disponible; consistant en des archives audio ou vidéo des performances.
Real Live Online s'intéresse aux potentialités sociales, politiques et esthétiques de la performance dans l'espace en ligne. Les oeuvres soulèvent de différentes manières les contradictions inhérentes à internet: alors que certains projets rendent visibles les limites du web et son lot d'iniquités, d'autres en révèlent son pouvoir salvateur. The Internet Bedroom du collectif japonais IDPW crée un effet de communauté en réseau en rassemblant des participant.es réparti.es à travers le monde pour un sleepover. La performance de vingt-quatre heures cherche à contrer l'action constante sur internet par l'état ultime d'oisiveté: le sommeil. À l'inverse, Game Boy Tetris expose l'endurance extrême de Rutherford Chang et sa quête quasi obsessive de devenir le champion mondial du jeu. Également diffusée en direct, la performance Servicio Digital a Papá Legba de Manuel Arturo Abreu dévoile plutôt le potentiel spirituel du web. En invoquant l'esprit du dieu Papá Legba dans une séance Vudú de tradition dominicaine, l'artiste emploie internet comme un portail pour établir une connexion avec ses ancêtres. The Annals of Private History d'Amalia Ulman montre, de son côté, comment le web permet de libérer une parole de genre féminin par l'actualisation de la pratique du journal intime en ligne. Les possibilités émancipatrices du web ne sont toutefois pas à la portée de tous.tes, comme le prouvent João Enxuto et Erica Love dans leur vidéo de longue durée Waiting for the Internet. Pour certaines personnes, un poste d'ordinateur public dans une bibliothèque est le seul accès possible à internet et le temps d'attente peut aller jusqu'à trois quart d'heures. Le projet Antonym of Direction in the Curiosity Gap de Shireen Ahmed dénote, quant à lui, les rapports de pouvoir qui se produisent au sein du web à travers un dialogue typique des forums en ligne performé par des acteurs amateurs (les commissaire de Real Live Online). Zach Blas dénonce de même l'hégémonie d'internet sur plusieurs aspects de la société dans Contra-Internet Inversion Practice #1: Constituting an Outside (Utopian Plagiarism) et appelle à réimaginer un internet plus honnête et plus juste. Dans un autre registre, BROWSER COMPOSITIONS: 3 UNRELEASED SELECTIONS de shawné michaelain holloway explore la matérialité du web et ses potentialités sonores, tout en marquant la culture du remix propre à l'environnement en ligne.
L'exposition réussit à rendre compte d'une diversité de formats de performance internet et de ses moyens d'archivage. Pour l'oeuvre de Manuel Arturo Abreu, la dimension éphémère de la performance en direct est entièrement assumée alors qu'aucune image ou vidéo n'est montrée sur le site web; seul un texte écrit par l'artiste décrivant les intentions du projet évoque l'action. Au contraire, le projet de Shireen Ahmed est rendu entièrement accessible grâce à une archive vidéo, de qualité minimale et documentaire, de la performance. Dans le cas de The Internet Bedroom, un site web parallèle (http://idpw.org/bedroom/), un événement Facebook, ainsi que le mot-clic #internetbedroom sur Twitter permettent d'accéder aux traces de la performance grâce à ces multiples plateformes. L'archivage étant pratique courante pour Rutherford Chang — qui met en ligne ses performances sur son site web personnel (http://gameboytetris.com/) depuis 2013 —, c'est plutôt un effet «en direct» qu'a ajouté le cadre de l'exposition en donnant rendez-vous aux internautes à midi du 10 au 14 janvier 2016 sur la page d'accueil du site de Rhizome. La performance improvisée de shawné michaelain holloway a été enregistrée et transformée en album, en vente sur le compte Bandcamp de l'artiste. Une dimension centrale à la pratique de la performance, la temporalité, devient présente grâce aux vidéos du duo João Enxuto et Erica Love et de Zach Blas; le temps d'attente pour avoir accès à internet à la Central Public Library étant reflété par l'inaction et la lenteur dans l'oeuvre des premiers, tandis que le rythme accéléré de l'activité de navigation sur un ordinateur se fait sentir dans celle du second. La conférence d'Amalia Ulman est aussi transformée en oeuvre vidéo par l'ajout d'éléments visuels et textuels à sa voix. Enfin, l'exposition elle-même devient performative en présentant sa sélection d'oeuvres au compte-gouttes durant un mois; tout en acceptant un certain caractère de fixité par l'archivage au sein de la série First Look.
Par son déploiement dans l'espace en ligne, Real Live Online vient éclairer sous un jour nouveau certains aspects qui sont à la base de la performance: la présence, l'interaction, l'expérimentation spatio-temporelle, entre autres. Surtout, l'exposition refaçonne la relation polémique entre les concepts de liveness et de médiatisation2Voir Auslander, 2008 pour approfondir le sujet de l'opposition binaire entre «the live and the mediatized» (4). prenant racine, notamment, dans le lieu commun voulant que l'événement médiatisé, artificiel, ne serait qu'une pâle copie de sa version vécue en temps réel. Peggy Phelan, éminente théoricienne de l'art féministe et fondatrice de Performance Studies International, exprime cette primauté du live dans une citation dorénavant célèbre: «Performance's only life is in the present. Performance cannot be saved, recorded, documented, or otherwise participate in the circulation of representations of representations: once it does so, it becomes something other than performance» (Phelan, 1993: 146). Dans ces phrases, la méfiance envers la documentation de la performance, qui serait contraire à son caractère éphémère, se fait aussi sentir. En ayant lieu dans le contexte web, l'exposition vient ébranler ces préconceptions liées à la performance et son «essence»3Voir Levin, 2006 pour le rapport de la performance et l'espace en ligne.. Le titre Real Live Online reflèterait ainsi l'admissibilité de l'expérience de la performance dans la sphère médiatisé du web. Le réel, le direct et le fait d'être en ligne n'étant plus considérés comme des états incompatibles, mais comme des vecteurs de transformation.