Queering the Map
Répandue sur une carte rose, Queering the Map de Lucas LaRochelle présente une exploration et une expression de l’expérience queer aux quatre coins du monde.
L’œuvre ne dispose pas de page d’accueil, plongeant l’internaute directement sur une carte rose de Montréal. Pourtant, elle ne se limite pas à l’île de Montréal, ni au Canada. L’internaute peut naviguer sur la carte, comme sur toute autre carte numérique, et traverser le monde. Des punaises noires couvrent le centre-ville et les alentours de Montréal. Lorsqu'on effectue un zoom arrière ou qu'on explore la page grâce à la souris, des punaises apparaissent partout sur la carte. En cliquant sur l'une d'entre elles, on révèle un micro-récit, une soumission d’un internaute qui a partagé sa propre expérience. L'entièreté de l’œuvre est composée de ces soumissions, des textes rédigés par des membres de la communauté queer. Le contributeur ou la contributrice peut garder son anonymat, puisque les textes sont publiés simplement, sans ornement ni identification, et camouflés par l’ensemble des contributions.
Les contributions sont parfois très personnelles, comme celle trouvée à Selles-sur-Cher en France: «On s'est enfin rencontrées "pour de vrai" pour la première fois, on s'est enlacées, embrassées, et un an et demi après on s'est séparées, mais je garderai toujours ces souvenirs merveilleux que l'on a partagés pendant tout ce temps.»; elles sont parfois impersonnelles, et portent davantage sur l’histoire queer d’un endroit: «Bureaux d'Arc-en-ciel d'Afrique, première association LGBTQ noire de Montréal, fondé en 2004. C'est là aussi où le festival Massimadi a été fondé». On trouve même des informations sur le projet Queering the Map et sa propre histoire: «Queering the Map × Échelles workshop 10.06.18 – 1:30PM . Meeting point for the Queering the Map parade, part of the workshop for Échelles magazine. From digital space to physical space, how to perform querness [sic] to share and shape the past, present and future of queer space /// Point de rencontre pour le défilé Queering the Map, en collaboration avec Échelles magazine. De l'espace physique à l'espace digital, comment performer la queerness pour partager en façonner l'espace queer du passé, du présent et du futur.»
En cliquant sur un espace laissé vacant, une punaise claire avec une croix se présente; ici, l’internaute peut soumettre sa propre contribution. Dans la section «about» («à propos»), on explique qu’il n’y a pas de directives pour les soumissions; qu'elles concernent l’histoire personnelle ou l’histoire générale, les expériences sont valides et méritent d'être partagées. Des modérateurs et/ou des modératrices assurent que les soumissions ne comportent pas de discours haineux avant de les publier.
Le filtre rose qui recouvre la totalité de la carte est un choix artistique qui ramène au titre, «Queering the Map». En anglais, le mot «queer» porte plusieurs sens, tels que «curieux» ou «bizarre», mais il a aussi été d'usage pour désigner les homosexuels de manière péjorative. Merrill Perlman explique qu’à la fin du 20e siècle, on a récupéré ce terme insultant en l’adoptant dans un esprit de revendication. Désignant maintenant les expériences «altersexuel.le.s», il indique un rejet de l’hétéronormativité et des étiquettes concernant l’identité de genre ou l’orientation sexuelle. L’usage de la couleur rose sur une carte du monde autrement inchangée agit comme un rappel constant d’une altérité. Cette carte, bien qu’elle représente géographiquement le monde tel qu'il nous est familier, est une archive des expériences des minorités sexuelles qui fait contrepoids aux représentations provenant d’une culture hétérosexuelle majoritaire.
Les contributions sont acceptées dans toutes les langues, même si la plupart sont en anglais ou français. En zoomant en arrière, l’internaute verra que l’Amérique du Nord et l’Europe de l’Ouest sont totalement couvertes de punaises. L’inondation de soumissions crée un effet sublime.
Tandis que des milliers de punaises révèlent l’étendue de l’expérience queer en certains lieux, leur absence sur d'autres secteurs de la carte est extrêmement parlante. La densité démographique, des tabous ou des lois concernant la sexualité, ainsi que la connaissance du projet jouent sur la distribution des soumissions. On comprend donc qu’une absence de soumission sur une zone géographique ne signifie pas pour autant qu'il n'y a pas d’expériences queer qui y ont eu lieu.
L’œuvre s'ouvre toujours sur la carte de Montréal, peu importe l'endroit où se situe l’internaute lors de sa connexion. Dans la section «à propos», on découvre que le projet a commencé sur le territoire des Kanien’kehá:ka et que l’île qu’on appelle désormais «Montréal» était autrefois un site de rencontre entre les Kanien’kehá:ka et d’autres peuples indigènes. La section contient un hyperlien vers un projet de cartographie internationale des territoires traditionnels des peuples indigènes. Cette indication établit une forme de solidarité entre les minorités sexuelles et autochtones défavorisées. En effet, l’artiste explique que le but du projet est de «créer une archive vivante de l’expérience queer qui révèle les façons dont nous sommes intimement connectés».