Frankenstein for the iPad and iPhone
Dans la lignée des innombrables adaptations de l’œuvre de Mary Shelley, l’auteur de livres à succès Dave Morris, en collaboration avec Inkle, une compagnie britannique de création de logiciels, spécialisée dans les histoires interactives, et l’éditeur indépendant londonien Profile Books, proposent leur version de Frankenstein créée exclusivement pour iOS. L’application est disponible depuis 2012 sur l’App Store pour la somme de 4,99 dollars. Elle se présente comme une nouvelle façon d’expérimenter l’œuvre classique de Shelley: «Frankenstein is a new way of experiencing Mary Shelley's classic tale of terror and revenge» (https://itunes.apple.com/us/app/frankenstein-for-ipad-iphone/id516047066?mt=8). L’objectif est pour ses créateurs d’adapter ce canon de la littérature mondiale au monde contemporain en le rendant interactif et multimédia. Le design de l’application est fluide et léché. On lui attribuera d’emblée le mérite de ne pas tomber dans l’écueil de l’ambiance sonore gothique tournant en boucle et de l’ajout de cris de monstre, mais on regrettera par contre la présence de ce cliquetis (devenu une habitude des applications littéraires pour tablette comme des ebook) censé imiter le bruit du papier qui se déclenche à chaque fois que le lecteur tapote sur l'écran pour passer d'un texte à l'autre.
L’œuvre compte 65 illustrations, inspirées par exemple des gravures anatomiques du XVIe siècle, comme celles de Vésale, ou de cartes imaginées à partir de celles que l’on pouvait trouver au XVIIIe et au XIXe siècles, ainsi que des aquarelles de William Miller. Toutes ces sources d’inspiration sont précisément citées dans la section «Extras/Art of Frankenstein» de l’application.
Le texte se distribue en six parties, composées de trois chapitres chacune. Le récit est composé selon le schéma narratif propre aux récits dont vous êtes le héros. Toutes les quelques lignes sont proposés aux lecteurs des choix qui engagent la suite de l’histoire. Le lecteur intervient comme un personnage qui accompagne tour à tour Victor Frankenstein et sa créature dans leurs aventures. Dans la première partie, le lecteur est mis dans la peau d'un compagnon de Fankenstein qui le suit jusqu'à son laboratoire. Dans la seconde partie, c'est du point de vue de la créature que le lecteur est placé, puis dans le reste du récit, le lecteur se place du point de vue du savant. L’objectif principal de Morris est d’immerger le lecteur dans le récit: «allowing you the reader to visit Frankenstein's workshop, help him make his monster, and guide him through the disastrous events that follow. This is a reading experience like no other, that will put you into the heart of the story» (https://itunes.apple.com/us/app/frankenstein-for-ipad-iphone/id516047066?mt=8).
Cependant, beaucoup des choix donnés au lecteur ne modifient pas profondément la ligne narrative principale. Les choix permettent le plus souvent de creuser ou non des thèmes particuliers, d’obtenir plus de descriptions, plus d’informations sur des personnages, leur histoire, leur famille, leur époque, etc.
Très fréquemment, ces choix apparaissent bien artificiels. Par exemple, au moment où Frankenstein termine la créature femelle qu’il avait promise au monstre, il réalise soudain les enjeux de son existence et hésite à la détruire. Le lecteur se voit alors proposer deux options: soit de ne pas suivre son impulsion et de respecter son engagement («But you made a vow»), ou de détruire la créature. Si le lecteur choisit la première option, le texte se poursuit de la manière suivante:
«A vow that the fiend traded from me only by dint of the most terrible threats. No, I will not be dissuaded. Here is the lancet.»
Ainsi, son choix lui est instantanément refusé par la narration, démontrant ainsi le peu d’impact que le lecteur a sur le cours de l’histoire. Une histoire dont l’intrigue et l’issue sont si connues, que rien ne peut réellement surprendre le lecteur. Par ailleurs, un lecteur qui connaîtrait l’œuvre de Shelley, et qui choisirait systématiquement les quelques propositions qui diffèrent de l’œuvre de Shelley, retomberait inlassablement sur le cours classique du récit.
Quoi qu’il en soit de leur nature feinte, une fois ces choix effectués, le lecteur ne peut pas revenir en arrière (sinon en recommençant sa lecture depuis le début), et là se niche leur réelle portée. En effet, pour le lecteur de la version de Davis comme pour les personnages de Shelley, choix et fatalités ne sont jamais étrangers l’un à l’autre. Et c’est dans ce fait plus que dans l’essence des choix eux-mêmes que réside le pouvoir immersif de l’application, selon nous. D’autant plus que, quel que soit le parcours du lecteur, la fin sera tragiquement la même.
Au sein des chapitres, les textes sont répartis en plusieurs bribes de textes. Le récit se construit donc par la mise bout à bout de ces morceaux, à l’image du corps rapiécé de la créature. Cette dimension raccommodée, illustrée dans l’application par cette succession de morceaux de papier jaunis, suturés les uns aux autres par une épingle, est loin d’être étrangère à l’œuvre originale de Shelley qui est construite autour d’un enchâssement de récits: celui de la créature, rattachée à celui de Victor Frankenstein, inclut dans celui de Walton.
Au sujet de la structure hypertextuelle de l’application, de sa prétendue nouveauté et de son aspect révolutionnaire clamés dans l’ensemble du péritexte, notons que Shelley Jackson – dans une œuvre devenue un classique du genre, Patchwork Girl (1995) – bien avant Morris, a su s’emparer du mythe pour créer une créature tout aussi rapiécée et hypertextuelle. Encore une fois, les auteurs, tout comme les créateurs d’applications, font preuve d’une méconnaissance surprenante de la littérature hypertextuelle et de son Histoire.
Si le texte original de Mary Shelley est rendu disponible dans la partie «Extras» de l’application, Morris opère une réécriture complète de l’œuvre. L’histoire est désormais située à Paris en 1792, alors que Shelley maintenait une temporalité relativement floue, malgré quelques allusions discrètes qui permettaient de situer le récit après la Révolution française. Dans l’adaptation pour iPad, le contexte historique se fait omniprésent et s’exprime dans l’accumulation de références, principalement à la Révolution française: on trouve ainsi cités Robespierre («I will need glasses as thick as Robespierre’s before I’m finished»), les sans-culottes, Mirabeau et le Duc d’Orléans. La localisation systématique de l’intrigue est aussi frappante et se manifeste par des allusions à de nombreux lieux parisiens: La Place Maubert, Le Pantheon, les Tuileries, Versailles, etc. Tous ces noms créent une dimension pittoresque que l’œuvre de Shelley ne possédait pas.
Ainsi, ce qui n’était qu’esquisses et allusions est rendu largement explicite dans l’application. À titre d’exemple, les découvertes du scientifique Galvani, qui a formulé l'hypothèse de l’existence d'une «électricité animale» sécrétée par le cerveau et qui «se déchargerait lorsque nerf et muscle sont reliés par les métaux», sont explicitement mentionnées par le Victor Frankenstein de Morris. Or, Galavani n’est jamais cité dans l’œuvre de Mary Shelley, ce sont les exégètes qui ont effectué ce lien à partir de l’analyse de la désormais célèbre scène du réveil du monstre (chapitre 5 de l'œuvre de Shelley) et de l’allusion unique à l’étincelle de vie:
«It was on a dreary night of November that I beheld the accomplishment of my toils. With an anxiety that almost amounted to agony, I collected the instruments of life around me, that I might infuse a spark of being into the lifeless thing that lay at my feet.» (nous soulignons)
Toutes ces informations ont sans doute une visée pédagogique et résultent d’une volonté de rendre plus accessible l’œuvre de Shelley. Par ailleurs, la modernisation de la langue, de son registre, témoigne aussi de cela. Toutefois, dans leur accumulation et leur introduction systématique qui semble un peu forcée, les informations supplémentaires alourdissent plus souvent qu’autrement le texte et, par leur nature extrêmement explicite, enlèvent à l’œuvre sa part de mystère, toutes ces zones floues qui laissent place à l’imagination du lecteur. Pour insister sur ce point, il faut noter que la créature est abondamment décrite dans l’application; sa laideur est exagérée par des détails anatomiques macabres (sa peau transparente, ses muscles, chacun de ses nerfs). Ce alors que l’œuvre de Shelley ne nous donnait que peu d’éléments, sa description de la créature se résumant en quatre lignes:
«His yellow skin scarcely covered the work of muscles and arteries beneath; his hair was of a lustrous black, and flowing; his teeth of a pearly whiteness; but these luxuriances only formed a more horrid contrast with his watery eyes, that seemed almost of the same colour as the dun-white sockets in which they were set, his shrivelled complexion and straight black lips.» (chapitre 5)
L’œuvre de Dave Morris insiste grossièrement sur les détails sordides de la collecte des différents morceaux de corps de cadavres que le lecteur participe à choisir. De telles scènes ne se retrouvent pas dans l’œuvre originale de Shelley. Par contre, elles sont abondamment utilisées, du fait de leur nature spectaculaire, dans les multiples adaptations cinématographiques de Frankenstein. L’adaptation hypermédiatique de Morris réactive le problème de la monstration du monstre. Toute l’horreur du monstre réside dans sa nature visible, que rappelle l’étymologie (monstro, are = montrer). En le rendant outrancièrement visible, Davis en fait un personnage moins terrifiant que dégoutant. De plus, la fonction du monstre n’est pas seulement d’horrifier, mais de renvoyer à une altérité, de dé-montrer dit Roger Dadoun:
«Comme forme vide, le monstre n'est plus ce qui "se" montre, il montre, il renvoie ce qui s'est inscrit sur lui, avec effet d'altération qui est mise au jour d'une altérité le même est l'autre, telle est la démonstration que nous propose le monstre.» (Dadoun: 1972, 118)
Le monstre est un signe qui en tant que representamen est une chose qui représente une autre chose. Or, ces descriptions le vident de son sens et le monstre ne renvoie plus qu’à lui même. Tout l’intérêt de l’œuvre de Shelley réside dans l’identification possible du lecteur au monstre, dans la possibilité de voir dans le monstre une des facettes de la personnalité de Frankenstein, comme de chacun d’entre nous. La puissance mythique de l’œuvre réside dans cette universalité. Dans son article, «Unde hoc monstrum?», Maurice Lévy interroge la monstruosité de la créature de Shelley:
Unde hoc monstrum? La question chère à Saint Augustin reste ici, en fin de compte, pertinente, même si elle ne reçoit pas – et c’est heureux – de réponse précise. Le monstre reste ainsi libre, ouvert à toutes les interprétations, disponible pour toutes éventuelles identifications dialogiques. Je ne sais même pas avec certitude en quoi consiste sa monstruosité. Gigantesque, il l’est. Contrefait, à n’en pas douter. Mais laid surtout de la hideur que le texte nous encourage, nous lecteurs, à projeter sur lui. À la limite, laid de notre propre laideur. Je ne sais pas à quoi vraiment, il ressemble – mais certainement pas à Boris Karloff, qui l’a très sérieusement desservi, en figeant à jamais ses traits sous la forme qu’hélas le film de Whale nous présente et qui, lui ouvre la voie à toutes les parodies possibles. Le monstre de Mary Shelley ne se prête pas à l’imitation satirique, et ne s’accommode pas de gesticulations burlesques d’un Budd Abbot ou d’un Lou Costello. Il faut le prendre au sérieux, tant son pathétique besoin de sympathie humaine que dans ces vociférations haineuses. Cruel, il l’est – peut être de notre cruauté. Mais aussi bon sauvage conforme à la tradition de XVIIIe siècle, aussi un peu enfant sauvage – au demeurant très doué, apprenant remarquablement vite à parler, à haïr et à vivre (Lévy, 1998:14-15).
On pourrait penser cependant que les auteurs de l’application ont voulu déplacer le processus d’identification vers le dispositif de narration, du type livre dont vous êtes le héros, et ainsi dans la possibilité ludique offerte par le texte de se mettre dans la peau de la créature. Ainsi, dans la seconde partie, par exemple, le narrateur qui propose les différents choix à effectuer, s’adresse directement au lecteur et lui donne le rôle de la créature. Le récit se déroule alors selon les décisions que le lecteur prend pour le monstre: rester ou non dans la forêt, ne se nourrir que de baies ou aller au village, etc. Cette posture de lecture reste fondamentalement étrange, le lecteur est catapulté abruptement dans la peau de la créature et ses choix sont le plus souvent bien limités, comme nous l'avons déjà dit. Néanmoins, cette volonté de créer un dispositif qui permet de reproduire différemment l’identification au personnage n’est pas dénuée d’intérêt, du moins dans la mesure où elle permet de recréer une tension duelle que l’on retrouve tout au long de l’œuvre de Shelley. En effet la créature est tiraillée entre colère et fascination envers les hommes, entre le désir de vivre parmi eux et la crainte de leurs réactions. Pour traduire cela, le lecteur est le plus souvent confronté à des choix qui engagent cette ambiguïté. À titre d’exemple, après avoir fui Frankenstein, la créature erre dans la forêt: «You thought you were alone in the forest, but the unmistakable murmur of human voices leads you to a clearing (…)» le lecteur doit choisir alors entre: «Approach them», «Watch them for a while» et «Get far away from here» (Partie 2, chapitre 1). Ces sentiments sont interrogés aussi de manière plus frontale. Le narrateur demande: «How does it make you feel?», laissant le choix entre des sentiments contraires: «Lonely», «Awestruck», «Indifferent».
Toutefois, ultimement, cette immersion du point de vue de la créature à travers le dispositif hypertextuel ne convainc pas vraiment, et elle convainc d’autant moins qu’elle existait déjà dans l’œuvre originale à travers le récit à la première personne effectué par la créature à Frankenstein. Ainsi, nul besoin de demander au lecteur de choisir des voix narratives pour que s’exerce le processus d’identification aux personnages de Shelley. Qui plus est, le statut toujours actuel de l'œuvre, dont témoigne cette énième adaptation, suffit à démontrer qu'aucune enluminure technologique, si interactive soit-elle, n'est nécessaire pour que le mythe passe l'épreuve du contemporain.