Étant donnée
Étant donnée est une fiction transmédia interactive créée par Cécile Portier et centrée sur une réflexion autour de la trace numérique. L’intrigue fait intervenir deux personnages indéfinis, apparaissant sous forme de pronoms: «elle», une femme découverte entièrement nue qui va peu à peu être «rhabillée» au moyen de la somme de ses données numériques, et «vous», le lecteur-spectateur. Celui-ci est investi d’un rôle de voyeur, tombant par hasard sur le corps dénudé de cette femme et fasciné par la quête de son identité, autant que d’une fonction de protagoniste en ce que, cherchant à tout prix à la connaître, c’est lui qui étoffe et masque au fil de l’histoire sa peau nue sous un faisceau de traces numériques. L’œuvre, qui déploie de nombreuses formes d’interactivité, associe ainsi le jeu sur le médium numérique à une interrogation sur ce qu’il implique quant à la définition de notre identité contemporaine.
L’interface d’Étant donnée se présente sous la forme d’une carte interactive qui tient lieu de fil conducteur du récit, où le lecteur navigue entre les différentes séquences de l’intrigue de la même manière que sur Google Maps. Au départ, on s’y perd. Deux outils sont à notre disposition pour déambuler dans le corps de l’œuvre: une boussole munie de quatre repères suivant les points cardinaux, et un binôme «plus» et «moins» qui permet de progresser au sein de chacune de ces directions. Sans mode d’emploi de l’œuvre, le lecteur commence par tâtonner et naviguer à vue avant de comprendre à force d’essais et d'erreurs son mode de fonctionnement, faisant ainsi lui-même l’épreuve de l’errance qui constitue un leitmotif fort du récit. La temporalité du texte et de son histoire, matérialisée habituellement par les pages qui se tournent, fait ici l’objet d’une configuration géographique de la déambulation sur une carte diégétique; le temps est converti en espace.
L’œuvre se structure en quatre parties selon les quatre points cardinaux (Nord, Sud, Est, Ouest) qui orientent les pérégrinations du lecteur et peuvent être abordés dans l’ordre qu’il souhaite.
Une première partie, «Apparition» (Nord), pose la situation initiale de l’intrigue. Le lecteur-spectateur, auquel le discours s’adresse directement à la deuxième personne du pluriel, découvre une femme endormie, dont on ignore si elle est vivante ou morte, et dont le corps apparaît entièrement dénudé. Semblable au début d’une intrigue de roman policier, ce mystère originel est aussi le point de départ topographique d’une exploration par l’internaute de la cartographie d’un monde où les données quantitatives se sont entièrement substituées aux évanescentes réalités physiques, exploration qui n’a d’autre but que d’accéder à l’identité d’une inconnue tout en construisant cette dernière de toutes pièces. Cette femme muette et immobile, comme l’indique l’auteure, joue le rôle d’«énigme posée dans la ville, "fichier vierge" dans un monde saturé de signes».
L’orientation Est, en second lieu, donne lieu au processus d’«Identification». La femme inconnue, découverte dans une virginité symbolique proche de ce que serait un état de nature ou l’innocence d’Ève, se voit peu à peu habillée de données qui, en se recoupant les unes les autres pour faire émerger de leur combinaison une identité stable, la figent en une définition qui fait en même temps disparaître la réalité mouvante de cette personne. Tout se passe comme si, en cherchant à saisir l’être, on le faisait s’évanouir. Toutes les catégories fixes et immuables au sein desquelles on cherche à identifier quelqu’un, au départ simple paraître de chair silencieuse, l’érigent en une statue de marbre, presque aussi rigide qu’un cadavre, qui trahit le vent souple qu’il était librement. Recherche d’un nom qui fige les tumultes d’une personne sous une seule étiquette, empreintes digitales et mesures médicales qui en quantifient les mouvements du corps, photo d’identité qui la défigure tout en cherchant à l’identifier: autant de dispositifs, observés et même activés par le lecteur au cours du récit, qui changent ainsi en pierre l’eau ruisselante de la conscience humaine.
Dans la même lignée que l’identification, la «Recollection» (Sud) procède à l’accumulation de toutes ces traces, fragments individuels, pour les agréger en une «personne», en un «quelqu’un» entièrement numérique que la collection de données substitue au quelqu’un en chair et en os. Ce «cloud» géant où grouille une fourmilière de données, fonctionnant comme une seconde peau de la femme inconnue coïncidant avec le regard des autres, échoue cependant à épouser ses contours effectifs. Au lieu de cela, il superpose à sa réalité un monde virtuel sans unité ni centre de gravité, qu’illustre l’image pixelisée où apparaissent différents fragments de visages humains, un nez, une bouche, un œil en puzzle, à la manière d’un visage cubiste qui n’a plus rien d’un visage.
À l’Ouest enfin se trouve la «Disparition». C’est le moment où la femme découverte tout d’abord nue, identifiée par ses données sous l’œil et la main du lecteur, puis rhabillée par la somme de ses caractéristiques quantifiables, s’échappe de la prison du chiffre où les traces numériques ont tenté de l’enfermer. En ce point, quittant comme un vieux soulier l’agrégat de données, elle reprend sa liberté. Elle finit par «sortir du champ», fuyant loin de ce monde des images où le voyeurisme des réseaux l’a longtemps fait déambuler, pour partir en un mystérieux endroit qui serait hors des écrans, un lieu éloigné de toutes les cartes de l’univers, comme une utopie qui consisterait de sa non-visibilité ou sa non-lisibilité. Une telle fuite n’est pas expliquée: tout juste sait-on que la femme disparaît, soit de son propre chef soit à cause du lecteur-voyeur qui l’a tuée à force de trop vouloir la connaître.
Chacun de ces quatre points cardinaux, constituant autant de chapitres du récit, est composé d’un certain nombre de séquences, une dizaine à chaque fois, qui scandent la progression de l’intrigue sans devoir nécessairement être parcourues de façon linéaire. Chaque séquence est l’occasion de déployer une pluralité de médiums et modes d’interactivité qui mènent, en parallèle de l’histoire, une réflexion plus formelle sur le jeu des traces numériques. De l’ambiance sonore à la photographie, de la vidéo de performance à l’installation plastique, du texte linéaire à la cartographie, une grande variété de médiums sont explorés au cours de cet itinéraire qui en associe parfois plusieurs au sein d’une même séquence. Ce sont aussi les possibilités d’interactivité qui se trouvent démultipliées, sollicitant de la part du lecteur un plus ou moins grand investissement dans l’actualisation et la co-écriture de l’œuvre. Ainsi, si le lecteur a pour constante d’être un explorateur, se repérant et s’orientant au gré des clics de sa souris dans le dédale régi par la boussole diégétique, il se fait tantôt aussi le spectateur de vidéos, le manipulateur d’une image du corps de la femme inconnue qu’il devient capable de déplacer dans l’espace, le rédacteur de fragments d’errance dans la ville dont la compilation crée le discours cohérent des pérégrinations de l’inconnue, ou le simple œil de la conscience, ce regard interpelé, apostrophé à chaque moment du récit, à travers ce recours à la deuxième personne qui lui aussi s’apparente à une interaction – cette fois discursive – entre l’œuvre et son destinataire. Le statut de ce dernier évolue fortement, sans transition et comme par sauts ou mutations, entre un fragment de l’histoire et le suivant. On pourrait établir toute une gradation des degrés d’interactivité selon les scènes, de la passivité apparente du spectateur devant les vidéos à un rôle de co-auteur, quand il est sollicité pour écrire quelques lignes de déambulation urbaine à la première personne et que l’ensemble des contributions, par la suite, est rassemblé en un unique récit porté par un «je» collectif, en un mouvement blanchotien où toutes les individualités se fondent dans l’anonyme.
Étant donnée nous livre donc une exploration géographique, humaine, identitaire, mais aussi conceptuelle où la notion de trace numérique est examinée à la fois à travers les médiums de l’œuvre et son parcours diégétique. La place centrale qu’occupe le lecteur dans ce labyrinthe orthonormé, tour à tour arpenteur et voyeur, situe cette création dans la lignée de nombreuses œuvres numériques qui remettent en question la passivité du lecteur pour en faire l’un des protagonistes de la narration, dont Degenerative-Regenerative d’Eugenio Tisseli et Désir insuffisant de Philippe Bootz constituent des exemples limites. Pleinement inscrit dans ce que Philippe Bootz nomme «l’esthétique de la frustration», où le lecteur, loin d’être un simple destinataire de l’œuvre, est aussi un signe inscrit au sein même de la narration, le contexte d’énonciation d’Étant donnée se rapproche également de certaines expériences de narrativité propres au Nouveau Roman. Le récit, construit autour d’un «vous» qui en forme l’acteur et le héros, fait penser au pacte narratif d’Un homme qui dort de Georges Pérec, où l’emploi dominant de la deuxième personne transforme le texte en un discours adressé à quelqu’un, comme si l’écrit pouvait se ramener à la parole et qu’il n’y avait pas l’écran d’anonymat qu’est l'écriture. L’absence délibérée de personnages clairement caractérisés, l’emploi unique de pronoms pour désigner les deux actants en jeu dans l’histoire, rappellent également la remise en cause des instances traditionnelles du récit balzacien qu’opère Alain Robbe-Grillet dans Pour un nouveau roman, où l’artificialité de l’identification des personnages et de la linéarité de l’intrigue sont dénoncées au profit de l’énigme d’une pure présence au monde.
Ces procédés formels et narratifs s’accompagnent d’une réflexion, nouée tout au long de la narration, sur le rôle des traces numériques dans la construction – plutôt que dans la saisie – de notre identité humaine. Les méditations qui en découlent semblent proches des travaux d’Antoinette Rouvroy qui critique à travers un prisme foucaldien le règne des données et l’emprise des mesures quantitatives sur le présent insaisissable de la conscience et du corps, la suspension du doute et de l’incertitude par un appareil de traçabilité systématique et la puissance toujours croissante de l’indexation de ce que nous sommes, qui à force de nous réduire en miettes hyper-indexées fait disparaître notre unité fondamentale. Le thème de la mesure, récurrent dans l’œuvre de Cécile Portier, évoque la gouvernementalité algorithmique dont parle Antoinette Rouvroy, ces gigantesques systèmes numériques qui fragmentent et agrègent nos données en produisant des avatars numériques, des «profils», qui au lieu d’embrasser notre être effectif lui en supplantent un autre sans voix ni conscience. Dans un tel monde numérique, le seul salut se trouve-t-il dans la disparition? La mystérieuse «elle» qui fuit hors du champ est-elle seule à gagner le salut, en s’exilant loin du royaume des images et des ombres? Le récit s’arrête à quelques pas du fin mot de l’histoire. Nous savons juste que l’intrigue, tout comme le cours erratique de nos vies, ne suit plus du tout les mêmes chemins linéaires qu’il empruntait, jadis, à l’heure d’un ordre livresque du monde. Comme l’indique la phrase d’accueil que l’on découvre en entrant dans cet espace interactif, «le monde n’est plus lisible, il est navigable». La ligne droite de la route cède place à la mer.