Afternoon, a Story
Afternoon, a Story est un hypertexte de fiction réalisé par Michael Joyce à l’aide du logiciel Storyspace. Considéré comme une œuvre fondatrice dans le domaine de la littérature hypermédiatique, Afternoon raconte l’histoire d’un homme, Peter, qui croit avoir été témoin du décès de son fils et de son ex-femme dans un accident de voiture en se rendant au travail un bon matin. Narré en grande partie à la première personne par Peter lui-même, le récit permet au lecteur de suivre le narrateur dans sa descente au cœur de la mémoire et de l’incertitude pendant cet instant-charnière (un après-midi) au cours duquel l’identité réelle des victimes de la tragédie routière demeure un mystère.
Pour naviguer dans l’œuvre, le lecteur peut passer d’une lexie1Le terme «lexia», emprunté à Roland Barthes qui introduit les lexies dans son essai S/Z, est utilisé par les théoriciens de l'hypermédia (notamment par George Landow dans son essai Hypertext 3.0, Critical Theory and New Media in an Era of Globalization; 2006, John Hopkins University Press) afin de désigner un segment de texte lié à d'autres par hyperliens. à l’autre en appuyant sur la touche RETOUR de son clavier, utiliser les hyperliens cachés dans le texte (les mots ne sont pas surlignés ni mis en évidence d’aucune manière – le lecteur est plutôt invité à se fier à son instinct), répondre aux questions dispersées dans le texte à l’aide des boutons Y (Yes) et N (No), taper différents mots interrogatifs dans le champ de saisie prévu à cet effet au bas de l’écran, utiliser la touche de retour en arrière, placer des signets, consulter l’historique de sa session de lecture pour revenir à un point précis, ou encore explorer directement les liens offerts à partir d’une lexie en particulier en utilisant le bouton Links. Une option fournie par Storyspace permet aussi au lecteur de créer des notes en marge de chacune des lexies. Ces notes peuvent être consultées en cas de retour en arrière pendant toute la durée de la session de lecture.
Si le lecteur se contente de naviguer dans l’œuvre en utilisant la touche RETOUR, la partie du récit à laquelle il accède se limite à 36 lexies (incluant l’écran d’accueil) et prend fin lorsque Peter, le narrateur, se prépare à aller au lit sans avoir éclairci le mystère de l’accident: «I do not call the hospital. I take a pill and call Lolly.» L’œuvre donne alors l’impression de graviter autour de la seule question de la paternité et du deuil, catalysée par la quête du père qui ne parvient pas à lever l’incertitude quant à la mort de son fils. Toutefois, Afternoon compte environ 530 lexies différentes; pour accéder à toute la richesse de son contenu, le lecteur doit accepter de s’y laisser perdre et faire appel à toutes les possibilités de navigation offertes par Storyspace. En suivant les bifurcations du texte et en abandonnant sa ligne narrative principale, le lecteur découvre en effet dans le récit de Michael Joyce de tout autres obsessions et considérations qui l’éloignent toujours plus de la question de la paternité. Par exemple, la menace que fait peser la machine sur le simple contact humain devient de plus en plus palpable: médiation constante du téléphone, messages laissés sur des répondeurs, utilisation du système Datacom, etc. Cette menace devient d’ailleurs d’autant plus inquiétante que toute une partie de l’œuvre traite du mystérieux système WUNDERWRITER, conçu par un collègue de Peter pour quantifier l’entièreté du monde en termes monétaires selon un calcul du risque et des probabilités. Parallèlement, la plongée qu’effectue le narrateur dans ses souvenirs pour retracer l’image de son fils dévie rapidement vers la seule obsession de l’échec de sa relation avec son ex-femme. Le fils vivant/décédé est pour ainsi dire évacué du tableau, vague prétexte servant de déclencheur pour disséquer la séduction, le désir, l’éloignement et la rupture entre un homme et une femme. Les flashbacks sont nombreux, mais la figure du fils est absente de la quasi-totalité de ceux-ci. Ce sont les femmes, dès lors, qui prennent le devant: l’ex-épouse, les amantes, les femmes désirables rencontrées au hasard. De même, ces images de femmes sont entrecoupées d’une quantité importantes de citations empruntés à d’autres auteurs – poèmes de Robert Creeley et William Carlos Williams, extraits tirés de Borges, maximes philosophiques zen, etc. Chez le narrateur (qui se présente lui-même comme poète), la descente dans la mémoire semble activer autant ses propres souvenirs que les souvenirs de ses lectures.
L'’expérience de lecture d'Afternoon est fragmentée, labyrinthique. Les thèmes explorés par l’auteur sont nombreux et le lecteur qui évolue dans le récit est rapidement confronté au sentiment d’avoir affaire à une œuvre immense, voire écrasante. L’accident de voiture est en fin de compte un simple déclencheur, un prétexte pour explorer les méandres du souvenir et de la mémoire d’un homme l’espace d’un après-midi. Car si le lecteur a le sentiment de bel et bien assister à un point tournant dans la vie du narrateur, l’issue réelle de ce processus demeure obscure et l’exercice semble pour ainsi dire destiné à ne jamais avoir de fin. Cette impression est d’ailleurs fortement renforcée par ce que l'on pourrait appeler une des lexies de conclusion de l’œuvre: «There is an end to everything, to any mystery. <Why don't you call– she says– and then you will know…> It is good advice. Even so, I still wish I could lie back on the white sofa and think. I wish I were the Sun King.» Arrivé à ce point, le lecteur est redirigé vers une note de l’auteur concernant l’aspect suspect de toute conclusion, puis vers le tout début de l’œuvre, où il est libre de reprendre son parcours.
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