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Je t'attends toujours

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Je t’attends toujours est une œuvre de Clément Rière, qui se compose d’un court-métrage et d’un espace numérique interactif. Après avoir visionné le film de dix-sept minutes centré sur la disparition d’un adolescent passionné d’astronomie qui donne lieu à une enquête policière et personnelle, le spectateur est invité à approfondir son expérience en interagissant avec des éléments évoqués dans l’intrigue. Les thèmes forts de l’œuvre – l’amour d’un enfant pour le mystère des étoiles, le deuil et la perplexité de son frère suite à ce que la police décrit comme un «enlèvement», la perte de l’identité et de ses certitudes – font ainsi l’objet de deux modes d’appropriations médiatiques. 

Le film, qu’il est conseillé de regarder en premier, sème dès le départ le doute dans l’esprit du spectateur. La première phrase, qui apparaît en sous-titre, indique que celui-ci est «inspiré de faits réels». On ne sait pas si l'on s’apprête à découvrir une fiction ou s’il faut adopter une lecture de type documentaire. L’histoire, narrée par Carl en voix-off, relate la disparition de son frère Jean-Philippe alors âgé de quinze ans, ainsi que son propre itinéraire psychologique face à ce deuil jusqu’à l’âge adulte. Baignées dans une musique électro-planante qui fait penser aux rêveries d’un ailleurs, les premières images montrent les vidéos vieillies d’un Jean-Philippe enfant passionné par les étoiles, en costume de cosmonaute, adorateur de 2001 L’Odyssée de l’espace et de Rencontre du troisième type. En 1995, la petite famille établie à Bordeaux apprend l’existence d’un ovniport – un lieu destiné à l’atterrissage de soucoupes volantes venues du cosmos – dans le petit village d’Arès au cœur du Bassin d’Arcachon. Pour faire plaisir à Jean-Philippe et organiser un pique-nique familial au bord de la mer, les parents y conduisent leurs deux fils. Mais tous les quatre sont bien déçus. À l’exception d’une inscription énigmatique gravée en patois sur une stèle, «nous vous attendons toujours», l’ovniport n’a rien des fusées, agents de la NASA et autres espaces interdits au public qu’ils espéraient y voir. Avant de quitter les lieux, Jean-Philippe, l’astronaute en herbe et aîné des deux enfants, est autorisé par ses parents à prendre quelques photos de cette étrange piste d’atterrissage qui depuis 1976 attend l’arrivée des martiens. On le voit ainsi disparaître en solitaire, rêvant de saisir un détail qui échapperait au premier regard. Le jeune homme avait alors quinze ans. Et comme l’indique la voix-off, il n’est jamais revenu depuis.

La seconde partie du film, qui représente plus des trois-quarts de sa longueur, ne se concentre plus sur Jean-Philippe mais sur son frère Carl, âgé d’onze ans au moment des faits, en suivant les différentes étapes de sa réaction face à cette disparition. Après un an d’enquêtes infructueuses, investiguant l’hypothèse d’un enlèvement, l’affaire est classée en 1996 et la famille déménage en banlieue parisienne. Carl grandit sagement, devient comédien et intègre une petite troupe de théâtre, sous le souvenir toujours douloureux mais silencieux de son frère. Ce n'est que bien des années plus tard, lorsqu’une disparition similaire survient à La Rochelle, que le dossier de Jean-Philippe va se rouvrir et occuper une place de plus en plus cruciale dans la vie de Carl. Une jeune femme nommée Nathalie Kaplan, qui enquête auprès du Geipan – Groupe d’étude et d’information sur les phénomènes aérospatiaux non identifiés – contacte le comédien pour lui signaler que, suite à un nouvel examen de l’affaire Jean-Philippe, des révélations troublantes sont apparues. Les photos prises par l’adolescent il y a vingt ans, qui n’avaient jamais été étudiées depuis, dévoilent d’étranges clichés qui semblent avoir été pris en mode rafale automatique alors que l’appareil tombait. Mais d’après des analyses plus poussées, indique Kaplan, l’appareil photo ne chutait pas. Il décollait.

Cette découverte forme une rupture radicale dans la vie de Carl. Le mystère ressuscité va peu à peu l’envoûter et l’aspirer comme un trou noir vers le délire de l’obsession. Son frère a-t-il en effet été enlevé il y a une vingtaine d’années dans des conditions tragiques, comme le prétend la police? Ou s’est-il envolé vers le lointain cosmos qu’il explore désormais, bien vivant, en osmose avec les étoiles qu’il a toujours chéries? C’est toute l’expérience du deuil qui est ici évoquée, métaphorisée à travers cet énigmatique départ qui peut être associé à une perte de l’être proche comme à l’espoir qu’il ait loin d'ici réalisé son rêve. L’itinéraire de Carl face à cette zone d’ombre épouse celui d’une descente vers la folie. Ses recherches obsessionnelles l’amènent à rencontrer le premier amour de son grand-frère, Anna, qui lui transmet une valise de souvenirs, puis à se rendre de nouveau à Arès pour interroger d’éventuels témoins, avant de sombrer dans le coma à l’hôpital suite à un terrible accident de voiture. Son cousin, dont le visage présenté à l'écran est celui de Clément Rière, réalisateur de l’œuvre, décide alors de recueillir son témoignage pour en faire un film. Le court-métrage se clôt sur les dernières paroles d’un Carl épuisé, en proie aux fantômes de son passé comme aux séismes de sa propre identité, qui choisit à son tour de partir, une fois le tournage achevé, pour ne plus jamais entendre parler de ce mystère.

Mais pour le spectateur, les choses ne s’arrêtent pas là. Au moment où le film et l’histoire de Carl se referment, s’ouvre pour l’internaute une phase d’interaction avec l’œuvre où il peut à son tour poursuivre l’enquête. Comme l’indique le texte de préambule à l’espace interactif de Je t’attends toujours:

Si, depuis, Carl a décidé d’arrêter ses recherches, le mystère autour de la disparition de Jean-Philippe reste encore à élucider. C’est dans cette optique que nous rendons public l’ensemble des documents réunis par Carl. Nous vous proposons ainsi de vous faire votre propre idée en parcourant les archives personnelles de Carl et en découvrant des témoignages troublants. (Rière, 2011)

L'œuvre propose au spectateur de déambuler entre les différents documents recueillis par Carl, à son rythme et selon ses choix, naviguant entre la vidéo de la conversation avec Anna, les photos de son frère adolescent, l’enregistrement des conversations avec les piétons d’Arès interrogés, ou encore les clichés pris par Jean-Philippe au moment de sa disparition, qu’il peut faire défiler et sur lesquels il peut zoomer. L’interactivité, sans modifier l’histoire, permet à son destinataire de s’approprier plus finement les éléments de l’intrigue et d’entretenir le doute sur la véracité de ce récit «inspiré de faits réels». Il est enfin suggéré au lecteur, à la fin de sa navigation, d’écrire directement au réalisateur s’il peut lui fournir des documents dont il n’aurait pas encore connaissance. En enrichissant le contenu existant, grâce à l’envoi de vidéos, photos ou témoignages, il pourrait contribuer à fournir un éclairage sur la disparition de Jean-Philippe – ou peut-être à tomber dans le piège, en se croyant détective là où il ne fait qu’alimenter une pure fiction participative.

L’ambivalence de l’interactivité épouse ainsi le statut ambigu de l’œuvre dans son rapport à la réalité. Dès le départ, le film et son environnement médiatique interactif invitent à une double lecture, où le lecteur ne sait pas vraiment s’il explore une œuvre de fiction ou bien un fait divers qui a besoin d’apports externes pour se dénouer. Dans l’ignorance, il tâtonne. L’espace interactif qui lui donne accès aux archives de Jean-Philippe recueillies par Carl renforce le sentiment de véracité de l’intrigue. Je t’attends toujours interroge ainsi le statut du récit dans son rapport à la réalité, rapport brouillé par les médiums cinématographiques et numériques, et par le rôle flou du lecteur, à la fois enquêteur et personnage, spectateur et acteur.

Comme l’indique le dossier de presse dédié au film, celui-ci joue à dessein sur l’ambivalence de la fiction dont il a flouté les contours et la frontière avec le réel. Je t’attends toujours puise dans de nombreux éléments de la réalité qui lui donnent un saisissant effet de vraisemblance: selon les mots de Clément Rière,

J’ai donc creusé la piste du mélange des genres, un peu de fiction, un peu de documentaire, un peu d’enquête… Les trois-quarts du film sont «réels». L’ovniport existe, le Geipan existe, le personnage principal est réellement un comédien qui a commencé dans une troupe de théâtre… Après, oui évidemment, il y a quand même de la fiction pour englober le tout. Mais je tiens à préciser que ce n’est pas un «fake» comme certains faux documentaires. Je ne mens pas au spectateur, l’idée est plutôt de le confronter au doute, exactement comme Carl, le personnage principal. (Rière, 2012)

Le numérique, à la fois à travers son utilisation comme support de l’expérience interactive et son exploitation diégétique au sein du film (quand quelqu’un fait une recherche sur Google pour attester l’existence du Geipan), sert à pointer une réalité entièrement nimbée et mêlée de virtualité et de fiction, si bien que l’une et l’autre semblent intimement enchevêtrées. Cette démarche n’est pas sans rappeler l’esthétique du «réalisme des réseaux» dont parle James Bridle (James Bridle, 2010) ou des projets comme My Google Body qui compose une œuvre à partir de photos – réelles – trouvées sur la toile virtuelle. Malgré sa faible interactivité, le travail de Clément Rière se situe ainsi au cœur des enjeux spécifiques à l’art numérique.

Je t’attends toujours mêle donc une esthétique rétro (celle des archives familiales, des photos vieillies de Carl où l’on voit le défaut et le grain des images, du film qui lui-même a notamment été tourné en VHS) à un projet résolument contemporain. En enquêtant – ou croyant enquêter – sur la disparition énigmatique d’un adolescent amoureux de l'au-delà galactique, le lecteur enquête aussi sur sa propre condition. Qui est-il, lui aussi, et où a disparu son ancien rôle de spectateur inactif? Comment un nouveau médium peut-il bouleverser tous les fragiles repères qui avaient dessiné ce qu’il tenait pour son identité? Au Je t’attends toujours du titre qui constitue comme un message de Carl à son frère, répond le «nous vous attendons toujours» gravé sur l’ovniport, émis par les terriens à destination des extra-terrestres. Et de notre point de vue à nous autres terriens, c’est aussi la vérité, la présence du passé la certitude ultime, qui attendent toujours une réponse.
 

How to cite
Mayer, Ariane. 31 mars 2015. “Je t'attends toujours, by Rière, Clément”. Entry in the Laboratoire NT2's Hypermedia Art and Literature Directory. Available online: Laboratoire NT2. <https://nt2.uqam.ca/en/repertoire/je-tattends-toujours>. Accessed on March 18, 2024.