L'expérience de l'événement II : le terrorisme Transmettre l'expérience de la surveillance Paquet, Amélie Août, 2009
L'expérience de l'événement II : le terrorisme
Transmettre l'expérience de la surveillance Paquet, Amélie Août, 2009

L'expérience de l'événement II : le terrorisme

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Article

Au début de son essai écrit en réaction à la situation aux États-Unis après le 11 septembre 2001, Judith Butler met son lecteur en garde contre l’emploi du mot «terrorisme». Je débuterai ce deuxième volet sur l’expérience des événements dans les œuvres hypermédiatiques par cette même mise en garde. Le premier dossier thématique de cette série était consacré à la guerre et le présent texte abordera la question du terrorisme. Nous sommes en réalité dans les mêmes eaux. J’ai jugé bon de séparer les œuvres qui composaient ces dossiers non pas parce que celles qui portent plus directement sur le «terrorisme» ne discutent pas aussi de la question de la guerre, mais plutôt parce que ces œuvres sur le terrorisme ne s’intéressent pas tant à l’expérience de la guerre, des combats militaires, qu’à l’expérience de la surveillance, conséquence importante du terrorisme. J’aimerais donc les appréhender sous cet angle et aussi mettre en évidence la réflexion qu’elles proposent au sujet du terrorisme.

Dans Vie précaire. Les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001, Butler réagit d’abord aux discours de violence qu’elle entend aux États-Unis après le 11 septembre et à la montée de l’anti-intellectualisme qu’ils sous-tendent. L’usage du mot «terrorisme» restitue la prise de position idéologique de celui qui l’emploie. Comme l’explique Butler, on n’hésite pas à qualifier les attaques sur les États-Unis comme un acte terroriste, alors que les attaques américaines à l’extérieur de son territoire ne sont pas considérées comme «terroristes» du point de vue étasunien, puisqu’elles s’inscrivent dans le cadre d’une politique extérieure officielle et qu’elles font l’objet d’une déclaration de guerre. En usant du terme «terrorisme», les États-Unis se dotent d’un droit incritiquable de représailles puisqu’ils «se placent en position de victime exclusive et incontestable d’une violence soudaine». [1] Butler ne remet bien sûr pas en question la violence du 11 septembre 2001, elle critique toutefois véhément l’usage d’une blessure comme caution pour une «violence sans limite – une violence prenant pour cible tous ceux dont on suppose qu’ils sont liés à ce qui est à l’origine de la souffrance endurée». [2] Nous verrons comment, par le biais thématique de la surveillance, les œuvres hypermédiatiques présentées ici critiquent aussi les usages du mot «terrorisme» dans les discours après le 11 septembre 2001 et comment certains artistes tentent de déjouer l’idéologie de la surveillance.

Portrait sonore de la surveillance

Pendant qu’il était toujours actif sur Internet, le projet Arphield Recordings de l’artiste anglaise d’origine portugaise Paula Roush proposait en 2006, un an après les attentats dans le métro de Londres, aux internautes de participer à la construction d’un portrait sonore de la surveillance. Roush a enregistré pendant plusieurs semaines les passages des usagers du métro de Londres. Elle cherchait à capter plus particulièrement les sons produits lors du scannage des cartes magnétiques à l’entrée du métro, cartes qui participent à une surveillance implicite des déplacements quotidiens des londoniens. Ces enregistrements étaient distribués et disponibles pour téléchargement en format podcast sur le site Odeo sur lequel les internautes pouvaient aussi s’inscrire afin de prendre part au projet. Le compte Odeo du projet est actuellement fermé, nous n’avons désormais plus accès à ces archives.  Même si l’œuvre n’est plus disponible, elle constitue néanmoins un exemple pertinent et parlant d’une réappropriation artistique des mécanismes de la surveillance permise grâce à l’utilisation d’Internet et de la sollicitation des internautes.

Observateur, innocent ou complice

L’œuvre Simcity de l’artiste californien Antonio Mendoza construit un portrait à la fois visuel et sonore des événements. L’internaute a une vue d’ensemble sur les accidents et catastrophes qui se déroulent dans un Los Angeles virtuel. Il incarne le rôle de celui qui surveille la ville et qui assiste, impuissant, à l’avènement de la violence. Paradoxalement, l’internaute est peut-être celui qui provoque les manifestations de violence dans cette ville puisque ce sont les déplacements de son curseur dans l’écran qui dévoilent ou provoquent les événements urbains, comme si la surveillance pouvait être la véritable origine des événements qui secouent la ville. Mendoza se décrit d’abord comme un «digital pirate» avant d’être un artiste. Ses œuvres sont présentées selon une logique propre à l’hacktivisme. Son site web Subculture.org, où est hébergé Simcity, est anonyme [3] et les œuvres y sont présentées sans description de l’intention artistique. Mendoza refuse ainsi de donner accès à ses œuvres par le biais d’une vitrine artistique, comme le font plusieurs autres artistes hypermédiatiques, afin de préserver l’étrangeté de celles-ci. Simcity est en effet un objet artistique singulier qui rend l’internaute incertain et inconfortable, ces sentiments étant précisément ceux du citoyen dans un climat urbain de grande surveillance.  

On reconnaît Nicolas Frespech pour ses propositions artistiques conceptuelles, toujours simples en terme de programmation, mais dont l’efficacité est incontestable. Attentat est un portrait textuel de la prolifération des événements. Comme dans Simcity, l’internaute constate impuissant la vitesse avec laquelle des événements peuvent survenir aux quatre coins du monde. De façon plus évidente encore que dans l’œuvre de Mendoza, il semble être réellement celui qui provoque les événements puisque son clic de souris active un générateur qui annonce à l’internaute l’événement meurtrier qu’il a engendré. Pour chaque clic, un nouvel événement est produit par le générateur de texte. L’internaute peut aussi jouer le rôle du journaliste et rapporter la nouvelle en envoyant le communiqué produit grâce à l’œuvre par courriel.  

Simulation de la surveillance

L’œuvre Vigilance 1.0 de l’artiste Martin Lechevallier est un jeu vidéo disponible en téléchargement pour les internautes en versions Mac et PC. Lorsqu’il lance le jeu, le joueur se retrouve devant seize écrans de surveillance. Ces écrans donnent des points de vue différents d’une même ville. Plus encore qu’un simple observateur, le joueur est dans cette œuvre le dénonciateur chargé de rapporter les crimes. Lorsqu’il est témoin d’un crime, il peut cliquer dans l’écran où celui-ci s’est déroulé et ainsi gagner des points en le dénonçant. Si le joueur ne réalise pas suffisamment une bonne performance, qu’il ne rapporte donc pas assez de crimes, son mauvais jeu aura pour conséquence d’augmenter la prolifération des actes illégaux dans la ville virtuelle et il perdra rapidement le contrôle. Il doit ainsi être toujours très alerte. Le joueur soupçonne tout le monde, il ne voit désormais plus les citoyens de la ville que comme de potentiels criminels. L’éventail des crimes possibles prévu par l’artiste est assez large. Il peut s’agir tout autant de non-respect des règles du code de la route, de manque d’hygiène, de vols, d’attentats à la pudeur, de viols, de meurtres que d’actes nécrophiles.

Plus près encore des expériences de surveillance produites par le terrorisme, le jeu en ligne Airport Security de Persuasive Games [4]  transporte l’internaute dans un aéroport. Ce dernier est chargé de surveiller les bagages des voyageurs afin de prévenir un éventuel détournement d’avion aux conséquences aussi funestes que celles du 11 septembre 2001. Le jeu génère constamment une nouvelle liste d’objets prohibés à laquelle l’internaute-douanier doit porter attention afin de s’assurer qu’il ne laisse passer aucun de ces objets jugés dangereux par les nouvelles lois en vigueur. Plus le jeu avance, plus l’absurdité des objets défendus est manifeste. N’importe quel objet finalement peut à tout moment être considéré comme représentant un risque pour la sécurité des voyageurs.

Dans Sitegun de Sylvain Vriens, l’internaute part lui-même à la recherche de terroristes. Il devient, l’instant du jeu, un chasseur de prime armé en quête d’un dangereux terroriste qui sévirait sur Internet. L’œuvre propose trois sites Web où l’internaute pourra entamer sa recherche : celui de CNN, celui du FBI et celui de la Maison blanche. Une fois la page du site en question téléchargée, l’internaute sera littéralement amené à détruire la page Web choisie où se trouverait le dangereux terroriste. Chaque clic de souris produit un coup de feu qui altère la page Web. Bien sûr, la page modifiée n’est qu’une réplique des vrais sites Web reproduits par Vriens. Ce faisant, Sitegun retourne l’accusation de terroriste vers les Etats-Unis tout en soulignant les dérives engendrées par la chasse aux terroristes.

«Privacy is stupid» [5]

Lorsqu’elle était active sur le Web en 2002, l’œuvre Traffic Report de Curt Cloninger proposait aux internautes d’épier plusieurs participants qui avaient décidé de se soumettre au jeu. Les déplacements de ces participants sur la toile étaient enregistrés sur le site de l’œuvre et pouvaient être consultés par tous les internautes. Les historiques de navigation de différents participants, qui étaient pour la plupart d’autres artistes, des designers, des programmateurs et des théoriciens, étaient offerts sans restriction.   

Dans le même esprit, les artistes numériques, Eva et Franco Mattes, reconnus pour leurs œuvres hypermédiatiques audacieuses, ont développé Vopos, un projet qui vise à donner aux internautes un accès à leur vie privée. Dans cette œuvre, Eva et Franco Mattes proposaient ainsi aux internautes de surveiller leurs déplacements pendant un an, déjouant ainsi d’entrée de jeu toutes tentatives de surveillance. Un GPS qu’ils portaient sur eux en permanence transférait à leur site Web leurs coordonnées exactes en temps réel. Ces coordonnées étaient transposées sur une carte consultable par les internautes. Le titre de l’œuvre fait référence à la Volkpolizei, la police nationale d’Allemagne de l’Est dont les agents étaient souvent désignés comme les VoPos. Cette police travaillait en collaboration avec les services d’espionnage de l’Allemagne de l’Est, la Stasi. Les policiers de Volkpolizei étaient entraînés comme des militaires. Vopos est la première étape d’un projet sur la surveillance qui avait commencé avec Life Sharing en janvier 2001. Le titre de l’œuvre est une anagramme de « file sharing ». L’œuvre consistait précisément à donner aux internautes un accès complet à l’ordinateur qui héberge le site des artistes, 0100101110101101.ORG, à toutes heures du jour. Les informations stockées sur l’ordinateur étaient entièrement disponibles, les internautes pouvaient donc consulter autant les courriels privés que les textes ou les logiciels.

Tracking Transience de Hasna Elahi prolonge l’idée véhiculée par Vopos, mais cette fois le dévoilement de l’artiste est beaucoup plus significatif et dangereux. Au lendemain du 11 septembre, Elahi est accusé d'avoir apporté des bombes en Floride. À la suite d'une enquête, il a été innocenté des accusations portées sur lui. Il demeure toutefois sous la surveillance des autorités américaines. Avec Tracking Transience, Elahi construit une œuvre qui détourne et dénonce la perte de liberté dont il est victime. Comme Eva et Franco Mattes, Elahi porte tous les jours un GPS sur lui. L'internaute peut savoir en temps réel où l'artiste se situe grâce à Google Earth. Il est possible de faire un zoom à l'intérieur de l'image pour voir avec plus de netteté où il se trouve.


De la surveillance à la sousveillance

Les arts hypermédiatiques ont trouvé diverses stratégies pour explorer à leur manière l’expérience de la surveillance. Certaines œuvres s’inscrivent davantage du côté du portrait et tentent de la représenter, alors que d’autres propositions artistiques désirent plutôt faire endosser à l’internaute le rôle de celui qui surveille et sévit afin de prévenir les événements terribles que nous redoutons. Les derniers artistes, Curt Cloninger, Eva et Franco Mattes et surtout Hasna Elahi, donnaient à leur œuvre une portée politique encore plus manifeste en tendant de déjouer la surveillance par ses propres moyens. Internet devient pour eux un terreau favorable pour dénoncer la perte de plusieurs libertés, qui semblaient pourtant acquises, dans le climat post-11 septembre.

Les deux expérimentations artistiques entreprises par Eva et Frano Mattes, Vopos, et Hasna Elahi, Tracking Transience, s’inscrivent dans le concept de «sousveillance» développé par Steve Mann. Il a changé le préfixe «sur» pour «sous» afin de modifier le sens du nominatif «surveillance» d’origine française, mais aussi utilisé en anglais. La «sousveillance» consiste précisément à porter sur soi des appareils de surveillance : caméra, GPS… Un individu qui déciderait de filmer dans la rue une scène dont il est témoin, par exemple des policiers qui battent un itinérant, constitue un acte de «sousveillance», puisque l’enregistrement se fait selon le point de vue de cette personne sans qu’il ne soit prévu dans un plan plus général de surveillance. Les œuvres de Mattes et Elahi exploitent ainsi, grâce au GPS, cette idée de sousveillance. Comme on le voit avec l’œuvre de Elahi, la sousveillance peut être conduite par celui-là même qui est surveillé. Tracking Transience surveille à sa manière la «surveillance».

 

[1] Judith Butler, Vie précaire. Les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001, traduit par Jérôme Rosanvallon et Jérôme Vidal, Paris, Éditions Amsterdam, 2005 [2004], p. 28.

[2] Ibid., p. 28.

[3] Le site est en apparence anonyme, mais si l’internaute, en fin limier, comme l’auteure de ce dossier thématique, explore le code source de la page Web, il pourra retrouver indiqué selon les standards HTML le nom de l’auteur de l’œuvre.

[4] Persuasive Games est une compagnie de jeux vidéo en ligne qui travaille pour développer des jeux au contenu politique. Mais contrairement aux artistes italiens de la Molleindustria qui défendent pourtant des revendications similaires pour encourager le développement de jeux vidéo engagés, plusieurs projets de Persuasive Games sont payants. Pour la Molleindustria, l’accès libre aux jeux vidéo s’inscrit au cœur même du message politique, ce qui n’est pas le cas chez Persuasive Games. Si les œuvres de la Molleindustria adoptent une position très près des valeurs de l’hacktivisme et de la culture libre, Persuasive Games, quant à eux, sont davantage du côté de la satire politique, telle qu’elle se pratique beaucoup aux États-Unis sous l’influence, entres autres, du Daily Show. L’appartenance de Airport Security au registre de la satire politique est évident. Airport Security est distribué gratuitement sur Internet, comme certains autres titres, afin d’attirer l’attention sur cette production vidéoludique alternative.

[5] Citation tirée de la description de l’œuvre Life Sharing de Eva et Franco Mattes : http://www.0100101110101101.org/home/life_sharing/index.html

Ressources bibliographiques: 

Butler, Judith. Vie précaire. Les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001. Traduit de l'anglais par Jérôme Rosenvallon et Jérôme Vidal. Paris : Amsterdam, 2005 [2004], 196 pages.

Kerr, Ian et Steve Mann, « Exploring equiveillance », http://www.anonequity.org/weblog/archives/2006/01/exploring_equiv_1.php. Consulté en ligne le 23 juin 2010.

Tollmann, Vera. « The World in One's Pocket? », Springerin, Oct 2002. http://www.0100101110101101.org/texts/springerin_vopo-en.html Consulté en ligne le 23 juin 2010.