Le flux Go with the Flow Gervais, Bertrand, Guilet, Anaïs Août, 2009
Le flux
Go with the Flow Gervais, Bertrand, Guilet, Anaïs Août, 2009

Le flux

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Introduction au concept de flux : une approche sémantique et philosophique

Le concept de flux, largement interdisciplinaire, a trait à des réalités très différentes. Le mot flux provient du latin fluxus qui signifie écoulement, action de couler. Il désigne de manière générale une quantité (pouvant être formée d’éléments aussi hétéroclites et parfois abstraits que l’information, l’air, l’eau, ou encore la parole) qui se caractérise par la notion de mouvement. Ainsi on parle de flux d’air en ce qui concerne les courants aériens de grande étendue ; de flux artériel pour désigner l’écoulement du sang dans le corps humain ; de flux de paroles ou de protestations pour caractériser une forme de débordement, de déluge ; de flux maritime pour décrire le mouvement ascensionnel de la mer, autrement dit la marée montante. En physique, la notion de flux correspond à «une quantité d’une grandeur scalaire ou vectorielle qui traverse pendant une unité de temps une aire donnée» (Le Grand Robert, article «Flux»). En économie, il s’agit d’un mouvement, d’un déplacement de stocks ou de monnaie. En informatique, le flux désigne une transmission d’informations multimédias: on parle couramment de flux de données ou de flux RSS. Quelle que soit la nature de ce qui fait flux ou qui est flux, c’est le mouvement, le déplacement ainsi qu’une certaine forme de liquidité (au sens métaphorique du terme) qui semblent caractériser le concept. Les éléments constituant le flux se doivent d’aller dans un sens commun. En général ils possèdent une origine et une destination communes et effectuent un même trajet.

Au-delà de cette approche sémantique, il est bon, avant d’appréhender le flux dans le cadre plus spécifique des œuvres hypermédiatiques, de prendre en considération les différents emplois de la notion en philosophie. Le flux peut ainsi nous faire remonter jusqu'à Platon qui discute dans Le Cratyle, mais aussi dans Le Théétète, d’une doctrine des flux, énoncée au préalable par Héraclite qui déclarait au VIe siècle avant JC que «tout est flux», impliquant ainsi qu’il n’est pas de vérité absolue. Toutefois, la notion de flux, chez Platon, est avant tout prétexte à une réflexion sur la connaissance et ses modalités vis-à-vis des objets: si Héraclite énonçait que les choses sensibles sont toujours dans un état de flux, c’est à dire de mouvement, Platon reste relativement perplexe face à cette célèbre affirmation. Pour lui, la connaissance ne peut qu’être, et cela dans un état de stabilité. Un objet, pour être connaissable, doit être stable. L’état de flux semblerait ainsi empêcher toute appréhension de l’objet qui y participe. Cette notion paraît tout à fait primordiale en vue de ce qui nous intéressera plus tard: soit des œuvres hypermédiatiques mouvantes, dans le flux et faites de flux (principalement de données) par là même changeantes, évanescentes, toujours renouvelées et, si l’on suit Platon, inconnaissables au sens strict du terme.

Quelques siècles plus tard, nous retrouvons les deux grandes figures modernes d’une réflexion sur le flux: Edmund Husserl et Henry Bergson. Selon la pensée phénoménologique de Husserl, le flux est celui de la vie et celui des perceptions, de la conscience. Dans le flux husserlien, il n’y a pas de vie réelle, de vie au présent: l’éternel présent de la vie est celui de l’impression qui s’éprouve en chaque point de l’être, sans distance. Chez Husserl, ce mouvement de la vie est devenu celui du regard. Cette dimension phénoménologique du flux de la vie constituera un parallèle intéressant pour l’étude des œuvres hypermédiatiques qui laissent l’internaute face à un flux d’images, de perceptions qui créent le plus souvent une tension entre la conscience et l’inconscient du spectateur. Quant à la philosophie de Bergson, dans La pensée et le mouvant, l’expérience est basée sur un flux de phénomènes et est le seul chemin pour accéder à une quelconque vérité.

Il y a aussi toute la philosophie de Gille Deleuze et Félix Guattari que l’on retrouve dans Capitalisme et schizophrénie 2: Mille plateaux. En résumé, pour ces deux philosophes tout est question de flux: les personnes, les sociétés, les capitaux… La société est un corps qui est un système de flux, sans cesse encodé/décodé, qui territorialise/déterritorialise les éléments dont il est composé:

Si une personne a des cheveux, ces cheveux peuvent traverser plusieurs étapes : la coiffure de la jeune fille n’est pas la même que celle de la femme mariée, n’est pas la même que celle de la veuve: il y a tout un code de la coiffure. La personne en tant qu’elle porte ses cheveux, se présente typiquement comme interception par rapport à des flux de cheveux qui la dépassent et dépassent son cas et ces flux de cheveux sont eux-mêmes codes suivant des codes très différents : code de la veuve, code de la jeune fille, code de la femme mariée, etc. C’est finalement ça, le problème essentiel du codage et de la territorialisation qui est de toujours coder les flux avec, comme moyen fondamental : marquer les personnes, (parce que les personnes sont à l’interception et à la coupure des flux, elles existent aux points de coupure des flux).»1

Chez Deleuze et Guattari le désir est le moteur de fonctionnement des flux: consommer, bouger, communiquer.

Les oeuvres hypermédiatiques et les esthétiques du flux

Une fois ces bases philosophiques posées, nous pouvons nous pencher sur le cas particulier de la culture Web, où le flux n’est plus seulement un concept philosophique pour penser le temps, la connaissance ou la société, mais devient un véritable principe esthétique s’opposant dans une certaine mesure aux formes traditionnelles de la représentation. Il n’y a pas une mais bien des esthétiques du flux. Nous en recenserons quelques-unes, les décrirons et essaierons de les distinguer. Cependant, toutes semblent avoir pour points communs un certain rapport à l’instabilité, au mouvement, un impact original sur le spectateur/internaute et une relation ambiguë à la notion de signe.

Parmi les œuvres hypermédiatiques qui ont recours à la notion de flux nous pouvons relever une première catégorie qui s’inscrit dans ce que nous appellerions le flux du Web. Les œuvres de Bruno Scoccimarro et d’Alexandra Saemmer présentées sur Mandelbrot.com en sont le paradigme. Saemmer décrit sa démarche dans un article intitulé «Tryptique Troms∅»:

Depuis 2006, j’ai décidé d’inscrire mes projets de création numérique radicalement dans le «flux» du web, renonçant à toute manifestation publique donnant lieu à des enregistrements, et également à toute distribution sur support fixe. (…) Ma création Flux est emblématique de cette instabilité que je réclame désormais comme faisant partie de ma démarche créative.»2

Il s’agit avant tout d’une esthétique de l’éphémère. Un mode de temporalité caractéristique du Web où les sites Internet et les œuvres apparaissent et disparaissent sans cesse, au grè des bogues, des volontés des auteurs et des fameuses pages d’erreur 404… Le Web est labile et chez Saemmer les œuvres hypermédiatiques se doivent de subir cette même tendance, de suivre ainsi les caractéristiques de leur support médiatique.

Le deuxième type d’œuvres lié à la notion de flux tiendrait quant à lui plutôt de l’esthétique du flux de données, c'est à dire d'une certaine forme de mise en œuvre (au sens littéral) ou encore de visualisation du flux informationnel qui caractérise l’Internet. Ces œuvres, pour citer Grégory Chatonsky dans «Flux entre fiction et narration»:

(...) jouent sur la scène de la représentation et de la traduction des données (visualiser quelque chose, des chiffres, sous une autre forme, des images par exemple). Et en ce sens, elles rentrent dans la tradition de la citation et de l’auto-référentialité (car ce flux traduit reste du flux).»3

Chatonsky relie cette tendance à la notion de Zeitgeist, «l’esprit du temps», empruntée à Heidegger et dont l’usage se généralise aujourd’hui sur Internet. Le Zeitgeist y est lié à

(…) la quantification et la visualisation à un moment donné de certaines données interprétables. Le Zeitgeist c’est une coupe temporaire dans le flux, un décodage si vous préférez, qui dit ce qu’est le flux à un moment donné, donc ce que sont les esprits.»4

Par la visualisation de ces flux de données, le but est avant tout de rendre visible ce qui ordinairement est imperceptible, de donner forme à ce qui n’en a pas. On retrouve cette démarche dans des œuvres comme Datapainting, Migraciones, ou encore Vholoce: Weather Visualiser et googlehouse.net. La Google House créée par Marika Dermineur et Stéphane Degoutin est un dispositif qui construit en temps réel une sorte de maison à partir d’images de pièces d'habitation (salon, salle à dîner et autres) trouvées sur le Web via le moteur de recherche de Google. L’œuvre permet de mettre en forme des données tirées d'Internet, les informations étant choisies par un mot clé soumis par l’internaute. On retrouve un même procédé de visualisation du flux des données dans Vholoce: Weather Visualiser qui transforme en directe les informations tirées de Yahoo météo en œuvre d’art interactive et dynamique. L’expérience de visualisation offerte à l’internaute est ici changeante, à l’image du climat. Utilisant, des images abstraites ou figuratives, des vidéos, des mots, Vholoce: Weather Visualiser est une œuvre hypermédiatique riche et ludique. Le flux d’information est à l’origine de la production de ces œuvres où se déploie avant tout une esthétique de l’aléatoire. Une certaine forme d’éphémère persiste aussi ici, puisque à chaque visite de l’internaute les données seront différentes et, par conséquent, l’œuvre aussi . Gregory Chatonsky qualifie ces pratiques artistiques de fictionnalisation du flux:

Ce qui nous importe ici est de comprendre que la fictionnalisation du flux peut se jouer selon deux plans: introduire dans le flux existant des informations inexistantes (fictionnelles) ou prendre du flux et lui faire dire ce qu’il ne dit pas, donc le traduire mais en faisant en sorte que la traduction ne soit pas considérée comme un reflet d’un sens originel mais comme la production de nouvelles possibilités de sens. Par cette transformation on défait l’autorité du narrateur qui ne vient pas rapporter des faits mais les transformer radicalement.»5
Dans ces œuvres, nous avons donc bel et bien affaire au second plan de fictionnalisation du flux: nous sommes confrontés à une forme de traduction visuelle des flux de données qui permet de décontextualiser puis recontextualiser ces mêmes données, provoquant un nouveau sens. La pratique de Reynald Drouhin est un bon exemple de ce processus de fictionnalisation du flux. Dans Des Fleurs, il crée des portraits des membres d’incident.net en forme de mosaïques constituées de 400 images de fleurs prélevées sur le Web. L'oeuvre, entre bruit et silence, entre mouvement et stabilité, semble offrir une réflexion sur le rapport entre la nature et la technologie. Empreinte d'une certaine fraîcheur poétique grâce à la conception florale des mosaïques, l'œuvre bascule cependant dans la monstruosité par les kaléidoscopes polymorphes et pixellisés que constituent ces portraits en mutation, enchaînés jusqu'à ce qu'ils se confondent. En décontextualisant le flux de données des images de fleurs, Drouhin leur donne un tout nouveau sens, quasiment antithétique à leur nature et c’est cet écart qui rend l’œuvre particulièrement réussie.
Nous délimiterons une troisième et dernière position face à la notion de flux, celle qui en fait un mode de spectature. Cette troisième catégorie peut se superposer à celles proposées précédemment, principalement aux modes de visualisation du flux, et appartient toujours à un processus de fictionnalisation. Les catégories introduites ici sont des postures vis à vis de la notion de flux qui ne sont aucunement exclusives. Pour illustrer cette troisième position nous nous intéresserons à des œuvres qui n’incluent pas spécifiquement un flux aléatoire de données tirées du Web. Ainsi, Cunnilingus in North Korea de Young-Hae Chang et Marc Voge met l'internaute face à un flux continu de texte, accompagné d'une musique Jazz. Mots et phrases apparaissent et disparaissent à vitesse variable. Young-Hae Chang Heavy Industry crée ici une oeuvre métaphorique, mêlant sexualité, politique et humour, dans une critique acerbe du communisme. D’un point de vue médiatique, Cunnilingus in North Korea rompt volontairement avec l’interactivité qui qualifie le Web 2.0 pour bombarder l’internaute d’un flux continu de texte qui défile devant ses yeux et sur lequel il n’a aucun contrôle (sinon peut être celui de clore la page). Cunnilingus in North Korea est avant tout une expérience immersive, presque hypnotique où les images se succèdent parfois si rapidement qu’elles ne permettent pas une lecture totale. Le texte, pour être appréhendé dans son ensemble, nécessite d'être visionné plusieurs fois. Le lecteur est submergé et reste passif. L’enchaînement du texte lui donne un aspect quasi-subliminal qui touche à l’inconscient de l’internaute. Il se retrouve face à une posture qui n’est pas celle à laquelle le Web l’a habitué. Ce mode de spectature du flux paraît donc en contradiction avec le média qui l’héberge et possède selon l’expression de Gregory Chatonsky un «caractère autistique»6, puisque la communication y est loin d’être transparente. On retrouve une même démarche dans Project for Tachistoscope, qui propose d'expérimenter la juxtaposition rapide d'un flux continu de mots et d'images. Grâce à ce procédé très simple, William Poundstone crée une œuvre proche de la poésie concrète, à travers laquelle il critique l’usage des images subliminales dans la publicité. Cette poésie aporistique, qui touche avant tout à l'inconscient de l'internaute, débute dès le bouton start pressé en bombardant l'internaute d'images et de mots (un seul à la fois), défilants simultanément à vitesse rapide et incontrôlable. L'oeuvre doit être regardée plusieurs fois pour que chaque mot puisse être lu, et que la trame narrative soit déchiffrée. Dans Project for Tachistoscope, images et mots se parasitent jusqu'à l'abolition du sens dans une forme de brouhaha visuel. C’est cette cacophonie visuelle exploitée par certaines oeuvres hypermédiatiques, s’effectuant au détriment de la signification, que Bertrand Gervais qualifie de flux dans un article pour TINA :
Le flux est la plus complexe et radicale des formes esthétiques et propose des figures où le mouvement est continu et où le rythme soutenu empêche souvent de saisir la portée des énoncés. C'est un flux continu qui est présenté, une vague de données que rien n'arrête. 7

L’abondance, la succession, la répétition de signes sapent la signification et noient le spectateur dans un trop plein d’informations. Cette pratique peut être aussi perçue comme une métaphore de la société d’hyperinformation, voire de surinformation: un flux de données permanent qui dépasse toute appréhension possible et finalement laisse le spectateur hors-jeu. Toute interprétation étant rendue caduque, l’internaute, dans ces œuvres flux, est contraint à un musement8répétitif et solipsiste.

Dans un environnement envahi et géré par les flux, les artistes ne semblent pas avoir d’autre choix que de les interroger. Il s’agit pour eux de les apprivoiser et de les faire entrer dans ces œuvres qui appartiennent définitivement au cyberespace et ne sauraient ignorer ses caractéristiques. Comme l’explique Grégory Chatonsky :

Il s’agirait de se placer résolument dans le flux, puisqu’on ne saurait être au dehors, en l’utilisant comme médium, c’est-à-dire comme langage, non comme support d’une communication idéale, d’en extraire ensuite un fragment, de le coder, de l’encoder et de le décoder sans en fixer la lecture d’avance.»9

La notion s’impose donc comme un élément incontournable, sinon fondateur de la culture Web et par extension de notre culture en générale qui ne saurait ignorer cette dernière. D’autant plus que la question du flux, ainsi que nous avons pu le voir en première partie, ne concerne pas seulement le réseau et l’échange de données, mais touche à la conscience, à la connaissance, aux perceptions. « On ne saurait plus séparer l’esthétique des technologies de l’esthétique quotidienne, parce que la première est inextricablement entrelacée à la seconde.»10



[1] Deleuze, Gille, (1971) «Les cours de Gilles Deleuze/ Anti-Œdipe et Mille-plateaux/ Cours Vincennes», 16/11/1971.En ligne:http://www.webdeleuze.com/php/sommaire.html, (consulté le 19 août 2009)

[2] Saemmer, Alexandra, Tryptique «Troms∅», En ligne: www.cbox-office.com/telechargement/projets_charges/saemmer_alexandra/cbox%20Alexandra_Saemmer.pdf, (consulté le 8 septembre 2009)

[3] Chatonsky, Gregory, "Flux entre fiction et narration", En ligne: http://incident.net/users/gregory/wordpress/19-flux-entre-fiction-et-narration, (consulté le 13 Mai 2009)

[4] Ibid.

[5] Ibid.

[6] Chatonsky, Grégory (2007), "Esthétique du flux", Rue Descartes, no 55, P.U.F. En ligne: http://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=RDES_055_0086, (consulté le 15 Mai 2009)

[7] Gervais, Bertrand (2009) "Le Cyberespace: principes esthétiques", Alfortville, TINA, n°2, éditions è®e. p. 105.

[8] Le musement est un terme pointé par Charles S. Peirce pour décrire le pur jeu de l'esprit qui contemple l'infini possibilité des signfications et des signes.

[9] Chatonsky, Grégory (2007), "Esthétique du flux", Rue Descartes, no 55, P.U.F. En ligne: http://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=RDES_055_0086, (consulté le 15 Mai 2009)

[10] Ibid.

Ressources bibliographiques: