Signe Pierce, l'art de la réalité et de la culture numérique

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Artiste faisant de plus en plus parler d'elle - que ce soit par ses performances présentées ce printemps à la fois à la Galerie Nathalie Halgand, à Viennes, et à la Annka Kultys Gallery de Londres - Signe Pierce se définit comme une «artiste de la réalité» («reality artist»). Dans une entrevue donnée à Plastik Magazine, Signe Pierce explique en quoi cela consiste:

To me it’s a way of describing artists who see no distinction between their lives and their practice. The separation of an artist’s work and an artist’s life is rapidly disappearing. We use our phones and computers to capture our lives in media, and can instantly export and broadcast that content on the Internet. We are all the stars of our own realityshow. ‘Reality Artist’ is a term I coined that started out as a joke, but ended up being a way to better describe my approach to the work I’m currently making. Multimedia artist, photographer and performance artist are labels typically thrown onto me, but I don’t really feel that they accurately describe the full scope of what I’m doing. I’m a photographer, a writer, an actor, a set decorator, a light technician, a location scout, a director and often all at the same time. I use my world, my mind, and my body as a medium, and once that media is uploaded, the work can be consumed by anyone who sees it. When you take the mediums/medias associated with art and combine it with the everyday performativity of reality stars, you get "Reality Art”. Art is no longer trapped within the confines of gallery walls… it’s anywhere with a wifi connection. 1

La «réalité» qu'évoque Pierce est celle de l'artiste et de sa présence sur les médias sociaux, soumise à la subjectivité de l'énonciateur. L'artiste met l'autofiction des réseaux sociaux au même niveau que le factuel. Ainsi, la «réalité» que le travail de Signe Pierce tente de représenter serait-elle contaminée par la culture numérique de Tumblr? En effet, nous pouvons faire des liens entre ce que Pierce dépeint dans ses performances, vidéos, installations et les esthétiques post-internet telles la Teen-Girl Tumblr Aesthetic théorisée par Durbin et Eler. Cette comparaison est opportune, étant donné que Pierce assume «l'hyper féminité» ainsi qu'un côté juvénile dans sa démarche artistique: «I like neons, pinks, and purples that have always been associated with girly subject matter .... I think it is interesting how [women] are trained to like these colors from essentially the womb and yet, in real life, the same colors are demeaned and not truly represented in adult life.... You never see pink architecture, for example. Pink and purple are considered ‘girl colors’ and if you like those colors then you are girly and considered ‘weak’. I like to use these ideas surrounding femininity and real life to play hypersexualized, hyperfeminine characters.»2 Nous pouvons aussi faire des liens entre le travail de Pierce et le Radical Softnessune autre esthétique née sur le web, par l'utilisation de l'imagerie de la chambre à coucher comme espace de création et de partage culturel, rejoignant l'idée de l'intimité politique et une valorisation de l'imagerie traditionnellement associée à la féminité. Un glissement de l'intimité (la chambre à coucher) vers ce qui est d'intérêt public (la galerie).

La réalité de Pierce est contaminée d'une certaine manière par les médias sociaux, illustrée par sa performance en novembre dernier, au pied de la Trump Tower, vêtue d'un ensemble sport rose, buvant un frappucino pour ensuite le vomir, documentée sur Twitter par ses selfies, parodiant un archétype de la jeune femme blanche «millenial». L'esthétique utilisée pour représenter la réalité de l'harcèlement et d'un imaginaire de l'Amérique incarnée par Trump se rapproche aussi de la culture numérique: l'utilisation de la provocation et de l'humour, à la limite du mème par l'utilisation du Frappucino pour dénoncer ce que représente Trump. Nous pouvons observer une dissociation des communautés réelles et en ligne dans la réception des utilisateurs abonnés au compte de Pierce (198 coeurs et 42 partages suggérant une réception positive) vis-à-vis les spectateurs IRL la dévisageant.

Capture d'écran du compte Twitter de l'artiste documentant sa performance au pied de la Trump Tower

 

Ce dernier aspect est exacerbé dans sa performance American Reflexxx, filmée par Alli Coates en 2013. Pierce, vêtue d'une robe courte, de talons et d'un masque-miroir déambule dans une rue bondée de Myrtle Beach, en Caroline du Sud, la vidéo de cette performance montre l'harcèlement par la foule dont fait l'objet la performeuse: questions insistantes, lancées d'objets, insultes transphobes et misogynes... L'artiste dénonce la manifestation de la culture du viol face à ses vêtements révélateurs. Pierce définit sa performance comme une «expérience sociale» sur les comportements d'une foule. L'artiste voit dans les réactions violentes de la foule une représentation de la «réalité» dans l'espace numérique déconnecté de la réalité «IRL», mais aussi de manipuler l'auditoire et sa notion du temps en ralentissant ou en accélérant la vidéo. Ce qui permet de créer des ellipses dans la performance ou d'appuyer la malaise ressenti en assistant à de l'harcèlement de rue:

The editing serves to further disorient the viewer amidst an already chaotic situation, as well as to represent the digital disconnect that can happen IRL. When real life is viewed through a simulated media filter (camera phones in front of your face, Instagram filters, Photoshop) there’s bound to be some disconnect as to what the actual “reality” of any given situation is. The entire hour of the experiment is visible in the 14 minute video, we just sped up and slowed down time to play with how we can bend reality.3

Capture d'American Reflexxx.

Le travail de Signe Pierce permet de réfléchir à l'hybridation du réel avec le numérique et la contamination de la notion de réalité par le numérique.  Cette contamination est à la fois illustrée dans l'influence des esthétiques numériques dans sa représentation du réel et par la déconnexion entre les réactions par la déconnexion entre les réactions des spectateurs de Pierce sur Twitter versus ce que nous percevons en arrière-plan du selfie au Frappucino et dans le comportement de la foule dans American Reflexxx. Notre rapport à l'information, aux communautés et à la vie personnelle se retrouve affecté par le développement des technologies numériques. La vision de la réalité de l'artiste, bien que biaisée par la culture numérique, permet de témoigner de l'affadissement de la frontière entre le réel et la fiction ou au contraire, d'illustrer l'impossible subjectivité. 

Pour citer
Tremblay, Alexandra. 18 mai 2017. « Signe Pierce, l'art de la réalité et la culture numérique ». Dans les Délinéaires du Laboratoire NT2. En ligne sur le site du Laboratoire NT2. <https://nt2.uqam.ca/fr/delineaires/signe-pierce-lart-de-la-realite-et-de-la-culture-numerique>. Consulté le 19 mars 2024.