Joyeux forage de données!

Rien ne permet de réévaluer notre rapport à la réalité comme les récapitulatifs de fin d’année des réseaux sociaux. La vue en boucle de ces vidéos de méta-données offre un regard assez particulier sur l’actualité contemporaine, un regard somme toute dérangeant. Certes, l’expérience est à prendre comme partie de plaisir éphémère, mais derrière cette pratique se cache une dynamique d’auto-construction se rapportant à l’importance de la place des médias sociaux dans notre compréhension du monde.

L’année dernière, affectueusement appelée «Dumpster Fire» par les communautés d’internautes, en est une que la majorité des gens en ligne avaient bien hâte de voir se conclure. Mais aussi médiocre soit-elle, les réseaux sociaux ont cru bon de finir l'année avec des rétrospectives personnalisées et publiques. Ces initiatives sont bien intéressantes, car elles permettent une compréhension particulière du lègue que nous laissera 2016. Ces vidéos sculptent l’imaginaire social et façonnent les souvenirs consensuels de l’année vécue. Dans l’immense deuil social et privé que nous aura provoqué 2016, nous pourrons toujours conserver ce souvenir, brocanté par des conglomérats afin de continuer à nous faire naviguer sur leurs plateformes.

Il ne faut pas se leurrer devant une telle pratique: l’usage du récapitulatif ou du commissariat d’une vidéo personnalisée pour nous faire revivre notre année en réseaux sociaux n’est rien de plus qu’une technique de fin d’année fiscale pour implanter une augmentation d’activité sur ces sites. Notre recensement se limitera aux récapitulatifs de Twitter, Facebook, YouTube et Google pour ainsi voir comment les projets de fin d’année de ces compagnies font émerger une signification largement différente du regard a posteriori de l’année 2016.

TWITTER

En 2015, Twitter avait rendu public son palmarès officiel de l'année (on peut toujours trouver celui de 2015 ici: https://2015.twitter.com). Pour l'an 2016, la plate-forme change sa tactique que publie sa vidéo récapitulative intitulée «So this happened #2016». La vidéo nous présente des extraits d’événements politiques, sportifs et culturels d’importance, le tout avec la chanson «What’s going on?» de Marvin Gaye qui joue en arrière-plan. Le site de microblogging offre une perspective somme toute assez distanciée de l’actualité. La déclaration #thishappened connote largement la volonté énonciatrice de la chose, ne laissant peu sinon aucune place à l’interprétation. Ces choses se sont passées, c’est un fait et non pas une déclaration d’intention comme nous le verrons avec les cas suivants.

Twitter 2016 Retrospective #ThisHappened

FACEBOOK

Nous savons que depuis 2015, afin d'éviter certains rappels nons désirés, «Facebook won’t include pictures where memorialized accounts or exes are tagged» ce qui n’a pas empêché les usagers de se sentir déprimés par leur récapitulatif. Facebook semble vouloir éviter le désagrément qui pourrait être causé par le fonctionnement automatisé de leur plateforme. On évite une réalité jugée trop dure par certains pour offrir une fin d’année tout en douceur, sans contrariétés, comme un bain de soma. Il en va de même avec les vidéos de l’année 2016, où l’on souligne le caractère festif de la chose tout en encourageant fortement aux gens de partager leurs vidéos et ainsi permettre une brève augmentation de l’activité sur leur site. Les vidéos sont efficaces, mais néanmoins inquiétantes lorsque nous prenons en considération qu’elles sont toutes créées à partir d’un algorithme bien précis. Aucun humain n’a présidé la création des vidéos, la machine réagençant nos souvenirs avec les éléments que nous mettons à sa disposition. De plus, Facebook a établi le palmarès des sujets les plus discutés sur sa plateforme en 2016 et les résultats tendent à démontrer une forte concentration de sujets sérieux, pour ne pas dire alarmants, face au climat social: l'élection présidentielle des États-Unis, la politique brésilienne, Rodrigo Duterte et les élections Philippines, Brexit, Black Lives Matter, les Jeux olympiques d'été, Pokémon Go, le Super Bowl, David Bowie, Muhammad Ali. Un retour sur l’année telle que vue à travers la lucarne Facebook prendra inévitablement l’allure de ses usagers. Le déni de la réalité offert afin de livrer une expérience épanouissante, mais éphémère, reflète beaucoup les accusations populaires portées contre cette plateforme de réseau social. Facebook tente tant bien que mal d’évincer la dure réalité de notre époque, mais échoue lamentablement.

YOUTUBE

Avec la vidéo présentée par YouTube, nous faisons face à une proposition absolument vertigineuse, mais fascinante, celle de combiner le maximum d’éléments provenant de vidéos disparates à succès dans un hyper-montage de six minutes. Il ne semble pas nécessaire d’ajouter que la déferlante d’intertextualité est sidérante. La cartographie de cette culture visuelle atteint un paroxysme terrifiant quant à la masse informe d’éléments présents ainsi que le constat inévitable pour l’usager que seulement une mince partie de la vidéo est décodable pour l’auditeur lambda. La vidéo récapitulative de YouTube exerce une force d’influence importante, mais laisse le spectateur moyen avec une impression d’«unheimlich» considérable. Sans contredit la plus travaillée de tous, cette vidéo gracieuseté de YouTube nous présente un récapitulatif assez festif de l’année que nous laissons derrière nous, elle devient alors moins une représentation sociale ou politique de l’année 2016 qu'un cas de figure sur l’imaginaire de 2016.

YouTube Rewind: The Ultimate 2016 Challenge | #YouTubeRewind

GOOGLE

Google nous présente sa vidéo (sur la plate forme YouTube) de relecture de l’année 2016 en vidéos. La vidéo déferle les tragédies vécues en 2016, qu’elles soient politiques, électorales ou nécrologiques pour conclure sur la déclaration «Love is out there, search on». L’approche pernicieuse de Google se situe dans l’expression d’une recherche constante de l’amour via leur plateforme. La ligne de conclusion de leur vidéo démontre les mécanismes de persuasion favorisées par Google et ceci hors de tout doute. La technique s’approche de la doctrine du choc, l’on déstabilise l’auditeur à force de l’exposer à des images d’une cruauté ou d’une tristesse accablante, pour ensuite lui proposer un produit qui viendrait guérir cette souffrance. «Continuez à chercher, vous allez trouver un jour», nous dit-on, de manière à expliciter le fait que la vidéo de Google  n'est rien de plus qu'une publicité pour leur produit qui mascarade comme oeuvre artistique. 

Google - Year In Search 2016

Pour terminer, il devient intéressant d’observer à quel point l’adage «dis-moi quelle plateforme tu utilises et je te dirai qui tu es» est visionnaire quand vient le temps de comparer les récapitulatifs de chaque site. Après l’écoute, l’usager finit par en soutirer davantage d’information sur la plateforme elle-même que sur l’année qui vient de se conclure. Ces vidéos, fortes en information, cernent la fonction et la visée de chaque site qui nous poussent à comprendre le monde à travers eux.

Pour citer
Berthiaume, Jean-Michel. 16 janvier 2017. « Joyeux forage de données! ». Dans les Délinéaires du Laboratoire NT2. En ligne sur le site du Laboratoire NT2. <https://nt2.uqam.ca/fr/delineaires/joyeux-forage-de-donnees>. Consulté le 19 mars 2024.