Flâner dans Montréal: portrait du projet Dérives

Une collaboration spéciale d'Eve-Andrée Lacombe

Dérives est un projet hypermédiatique collaboratif offrant un univers totalement éclaté. À la base, le concept de Dérives a été imaginé par l'auteure Victoria Welby, qui a ensuite demandé la collaboration de Benoit Bordeleau afin de créer ce qu'ils appelleront un nouveau «chantier littéraire» [1]. Tous deux ont élaboré une liste de règles plus ou moins poreuses et ont eu recours à divers matériaux (textes, photographies, images, etc.) hors du cadre du projet pour doter Dérives d’un riche intertexte. Plusieurs collaborateurs se sont greffés à Dérives au fil du temps, ce qui a entrainé quelques modifications aux règles préalablement définies, créant ainsi une ouverture toujours plus grande, laissant place à plus de possibilités de création. De plus, les règles s’avèrent plutôt comme des anti-règles, renvoyant d’elles-mêmes à la possibilité déjouées au fil des dérives des collaborateurs.{C}

Dérives nous propose plusieurs volets de création. À la base, il s’agissait de créer des séries d’œuvres pouvant utiliser n'importe quel médium (prose, poésie, photographie, collage, vidéo, son, etc.), pourvu qu'il puisse s'adapter au support Web, et ces séries étaient élaborées en alternance entre les multiples auteurs.

Dérives se déploie autour du grand thème de la ville de Montréal. En effet, on y retrouve de curieux personnages, des phrases entendues, des bribes de conversations souvent cocasses, des photographies parfois abstraites de paysages montréalais ou de gens, etc. Évidemment, l'aspect collaboratif a transporté ce projet dans un monde extrêmement fragmenté, fragmentation que l’inscription du projet sur Twitter a catalysée. Œuvrant désormais sur le fameux réseau social des gazouillis, les auteurs se forcent à rapporter en moins de 140 caractères diverses anecdotes, réflexions ou citations, indiquant d'où provient leur inspiration en indiquant les rues ou quartiers concernés à l’aide de mots-dièse (hashtags). Dès lors, grâce à l’inscription du projet sur Twitter, il devient possible pour n’importe qui de s’inscrire dans les «dérives». Sur le site du projet, les tweets sont sauvegardés dans ce qui est appelé l’«entrepôt de dérives». Ainsi, compte tenu de sa densité et des nombreuses façons de parcourir cet espace sans finalité, Dérives est difficilement descriptible.

Un espace illimité

Dérives mobilise le principe de cartographie tel que décrit par Deleuze et Guattari: «La carte est ouverte, elle est connectable dans toutes ses dimensions, démontable, renversable, susceptible de recevoir constamment des modifications» [2] – ce qui n’est pas sans rappeler les «règles» établies par les initiateurs du projet, Welby et Bordeleau. En effet, lorsque nous entamons l'expérience de Dérives, il est difficile de ne pas tomber dans une logique de lecture extensive, car l'abondance de possibilités incite le participant à vouloir en faire une analyse en survol afin de s’en faire une idée globale. Par contre, l’internaute prend rapidement conscience de l'impossibilité d'une synthèse, vu l’infinité des connexions et des liens sortant du cadre de Dérives, le transportant vers d'autres sites Internet en lien direct ou non avec le projet. C'est que le projet rappelle aussi le principe de rupture asignifiante du rhizome, car il «peut être rompu, brisé en un endroit quelconque, [et reprendre] suivant telle ou telle de ses lignes et suivant d'autres lignes» [3]. Il n'en tient qu’à l’internaute d'errer à sa guise dans l’univers multiple de Dérives, faisant des choix hasardeux. Le nom de Dérives devient alors significatif: l’internaute fait constamment face à des «lignes de fuite» [4] lorsqu'il explore le projet, il est projeté dans un monde fragmenté de textes, photographies, collages, vidéos, etc. L’internaute est confronté à une lecture fragmentée et à un support tout aussi fragmenté; le destinataire de Dérives se perd dans l'univers infini du Web, n’arrivant jamais à un véritable aboutissement.

La fonction du hasard

L'«entrepôt de dérives» propose un mode aléatoire qui fait défiler les tweets sauvegardés. Cette méthode d'exposition annule toute possibilité d'un système hiérarchique qui favoriserait certaines entrées. Cette non-hiérarchie et cette non-classification exigent du lecteur qu’il considère le matériel de Dérives sur un seul niveau de lecture: rien n’appelle à être davantage apprécié ou favorisé que le reste. Avec Dérives, tout est au centre de tout, le parcours se fait au fil des associations de celui qui y erre. Si une suite «logique» de séries est d’abord présentée à l’internaute, rien ne l’oblige à suivre cette ligne directrice suggérée, d’autant plus que l’éparpillement même des fragments suggère une navigation aléatoire. D'une manière ou d'une autre, l’internaute se retrouvera dans un ailleurs – le site personnel d’un des collaborateurs des Dérives, par exemple – qui le fera dévier vers une trajectoire qu'il n’avait peut-être pas eu l'intention de suivre.

 

[1] Victoria Welby (sans date) «dérives – chantier littéraire collectif». En ligne: http://victoriawelby.ca/derives/fiche (consulté le 9 avril 2013).

[2] Gilles Deleuze et Félix Guattari (1980) «Rhizome», dans Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie, tome 2, p. 20. Paris: Éditions de Minuit.

[3] Ibid., p. 16.

[4] Ibid., p. 9.