La transition d’une culture du livre à une culture de l’écran nous expose à un changement de paradigme quant à la manière de produire et d’assurer la transmission de la culture et de ses manifestations artistiques et littéraires; elle exige de plus que nous jetions un regard critique sur l’imaginaire contemporain et que nous repensions nos méthodologies de recherche en arts et lettres de même que nos stratégies de diffusion.
Le programme de recherche proposé par la Chaire de recherche du Canada sur les arts et les littératures numériques prend acte de ce passage à une culture de l’écran et de l’image – dont le dispositif par excellence est l’écran d’ordinateur ouvert sur un réseau –, ainsi que de ses conséquences sur notre rapport au monde, de plus en plus médiatisé par des fictions dont les cadres et limites ne sont plus apparents, sur notre capacité à interpréter les textes et les images, et sur les nouvelles formes identitaires et de communauté qui en découlent.
Ce programme a pour objectif de dynamiser de façon soutenue la recherche au NT2 et de développer le plein potentiel de cette infrastructure, pionnière dans l’étude des pratiques numériques et de la culture de l’écran. En ce sens, la Chaire poursuit trois objectifs: 1) étudier les pratiques artistiques et littéraires déployées en contexte numérique; 2) témoigner des manifestations d’une culture de l’écran et de son impact sur l’imaginaire contemporain; 3) développer des méthodologies et des stratégies de recherche en arts et lettres, reposant sur les technologies contemporaines.
Ces objectifs définissent trois axes de recherche :
Axe 1 : Pratiques artistiques et littéraires en contexte numérique. Qu’ont en commun les pratiques artistiques et littéraires contemporaines? Comment se déploient-elles dans un contexte où culture du livre et culture de l’écran cohabitent? Comment s’adaptent-elles au numérique? L’heure n’est plus au simple constat de l’existence d’une culture, voire d’une esthétique numérique, mais à l’étude soutenue de leurs manifestations, qu’elles aillent du côté du cyberespace et de son imaginaire technologique ou celui de la culture populaire contemporaine, hybride et changeante. L’enjeu est non seulement de proposer des analyses d’œuvres, mais de dresser un véritable portrait de la production actuelle à partir du Répertoire des arts et des littératures hypermédiatiques monté par le NT2.
Axe 2 : L’écran : pour une archéologie conceptuelle. Une folie du voir (c'est le titre de l'essai de C. Buci-Glucksman, paru 2002) surdétermine notre passage à une culture de l’écran, qui se manifeste notamment par une omniprésence de ces dispositifs numériques d’inscription, de traitement et de visualisation de l’information, qu’elle soit textuelle, visuelle ou audio. Cette culture de l’écran est marquée par une image que l’on manipule, par opposition à une image que l’on regarde, par une iconotextualité (relations textes et images) devenue prépondérante, par des dispositifs techniques conviviaux et par un rapport au monde renouvelé. Elle entérine une réalité de plus en plus prégnante, celle d’une image devenue modalité identitaire et processus de connaissance. L’objectif de cet axe est de comprendre les présupposés et les implications de cette culture de l’écran en termes culturels et symboliques. Quelle place est dévolue à la littérature dans un monde d’écrans où l’image domine, où la visibilité semble l’emporter sur la lisibilité? Comment penser la fiction quand elle migre du livre à l’écran ?
Axe 3 : Environnements de Recherches et de Connaissances : vers un écosystème numérique L’apparition de pratiques artistiques et littéraires ancrées dans le numérique requiert le renouvèlement des modes d’organisation, de production, de diffusion et de valorisation de la recherche. C’est dans cette optique que l’infrastructure du NT2, sur laquelle repose le projet de Chaire de recherche sur les arts et les littératures numériques, a conceptualisé, développé et commencé à mettre en ligne une série d’Environnements de Recherches et de Connaissances (ERC). Ces ERC sont des ressources complexes, ouvertes à tous (Open Access) et déployées en temps réel, dynamiques et en développement continu, offrant des résultats de recherche et des strates d’analyse. Une telle ressource est à la culture de l’écran ce que le codex est à la culture du livre, c’est-à-dire son dispositif premier d’organisation, de transmission et de valorisation de l’information. Même si une première version de ces ERC existe déjà, il importe maintenant d’alimenter ces bases de données de façon soutenue et, surtout, de compléter leur conceptualisation et les faire évoluer en les ajustant notamment aux exigences du web sémantique. L’objectif est d’établir, en milieu universitaire, un véritable écosystème numérique, fondé sur des protocoles de sémantisation de données, dans le but de constituer une encyclopédie dynamique sur les arts et les littératures numériques. Il importe aussi de réfléchir aux implications des dispositifs numériques sur la recherche en arts et en lettres.
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Principes directeurs
Le programme de la Chaire de recherche sur les arts et les littératures numériques porte sur des pratiques émergentes qui se déploient à la croisée des catégories génériques et des médias, et qui surgissent surtout dans un environnement culturel virtuel, le cyberespace. Ce terme désigne l’environnement culturel et artistique soutenu par Internet en tant qu’infrastructure technologique. Cet environnement technologique est décentralisé. Il est fait pour résister aux hiérarchies simplificatrices et se présente comme un lieu, initialement du moins, déhiérarchisé et décloisonné. Étudier les pratiques artistiques et littéraires qui y voient le jour requiert une posture à la fois théorique, critique et méthodologique, où la notion d’imaginaire joue un rôle clé.
La posture théorique repose sur le postulat que la meilleure façon de comprendre les pratiques contemporaines est de les envisager à partir de la notion d’imaginaire, définie non pas comme un ensemble général de motifs ou de règles, mais comme une interface entre le sujet et le monde. Cette interface est marquée par des dispositifs, ainsi que par des processus médiatiques, sémiotiques et symboliques complexes (Gervais, 2008, 2009). L’imaginaire implique des relations qui se complexifient en se déployant. Celles-ci reposent sur des règles d’interprétation, de compréhension et de mise en forme, de même que sur une encyclopédie. Ces règles se présentent, quant à elles comme des traits, auxquels correspondent des figures, voire des réseaux figuraux. Par exemple, une observation soutenue des productions artistiques et littéraires contemporaines, dans le cadre de Figura et du programme RADICAL (Repères pour une articulation des dimensions culturelles, artistiques et littéraires), a permis d’identifier un certain nombre de traits interreliés: une soif de réalité (Shields, 2010), c’est-à-dire une attention surdéterminée au présent et à ses manifestations; un morcèlement du sensible, qui recouvre l’important fractionnement des identités et des communautés; une logique des flux, qui s’exprime par des rapports identitaires fondés sur l’extimité (Tisseron, 2001) plutôt que l’intimité, une identité en négociation constante; ainsi qu’une folie du voir, qui surdétermine notre passage à une culture de l’écran, marquée par une omniprésence des dispositifs numériques. Le programme de la Chaire de recherche entend tabler sur de tels résultats préliminaires pour alimenter ses axes et fournir un cadre théorique pour la description des pratiques artistiques et littéraires numériques.
La tendance face aux pratiques contemporaines est de chercher souvent à adopter une posture de repli ou de retrait (Agamben, 2008). Or, concevoir l’imaginaire comme une interface et un ensemble structuré de médiations et de traits suggère plutôt qu’il faut non pas reculer, mais avancer et se confronter aux difficultés que pose l’étude de ce qui se passe au présent, sous nos yeux. Le postulat théorique proposé s’appuie ainsi sur une posture critique qui commande une connaissance approfondie des pratiques artistiques et littéraires contemporaines. Il importe donc de multiplier les objets envisagés et les pratiques étudiées de façon à ouvrir le spectre des analyses et à permettre des inférences, qui serviront à terme à formuler des hypothèses sur leur singularité. Cette posture conduit à mettre sur pied des observatoires à large spectre qui identifient et assurent un premier niveau d’étude et de description des pratiques envisagées. Ce parti-pris critique entraine une posture méthodologique. Ces observatoires se doivent d’être dynamiques, ouverts à tous et en développement continu, offrant de nouvelles avenues de recherche afin de susciter l’intérêt des praticiens eux-mêmes. Les principaux projets d’Environnements de Recherches et de Connaissances (ERC), au cœur du programme de la Chaire de recherche, sont tous de ces observatoires à large spectre : le Répertoire des Arts et des littératures hypermédiatiques, et son complément bleuOrange, la revue de création hypermédiatique; l’Observatoire de l’imaginaire contemporain; ainsi que Entre la page et l’écran, consacré à l’exploration des liens établis entre les deux médias, ainsi qu’au développement d’outils de veille consacrés au projet "Littérature québécoise mobile".
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Bibliographie
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